Politique

Belle Jeunesse

L'Europe élargie de 2004 possèdera une caractéristique à laquelle on ne songe guère : la grande majorité des pays qui la composeront auront connu une révolution au cours des trente années précédentes. Révolutions politiques classiques pour la totalité des pays d'Europe de l'Est, y compris l'ancienne RDA, mais aussi pour le Portugal, la Grèce et l'Espagne. En Italie, les conséquences de Mani Pulite ont produit un résultat comparable : la disqualification de l'ensemble de la classe politique alors au pouvoir. Révolution plus étroitement économique quand il s'est agit pour les Pays-Bas, dans la première moitié des années 80, de casser l'évolution presque verticale de son taux de chômage, pour la Finlande de réorganiser son économie largement tournée vers feue l'URSS, pour l'Irlande de donner naissance, à partir d'un des pays les plus pauvres et les moins industrialisés de la Communauté, au Tigre celtique, ou, plus encore, pour la Grande Bretagne de l'époque Tatcher.

Cet aggiornamento s'est bien souvent accompagné d'un fort rajeunissement, dans une Europe pourtant universellement vieillissante, des plus hauts responsables politiques. En Europe orientale, le personnel politique de la droite, issu de l'opposition au communisme, a souvent moins de 40 ans ; José-Maria Aznar et Tony Blair n'appartiennent pas à la même famille politique, mais ont le même âge : 49 ans. Le nouveau premier ministre portugais est leur cadet de quatre ans. Plus âgé, Gerhard Schröder appartient quand même à la génération des baby-boomers, ces gens nés entre 1944 et 1950. En France, on sait ce qu'il en est : aux présidentielles, à ma droite, Jacques Chirac, 70 ans ; à mon extrême droite, Jean-Marie Le Pen, 74 ans. On se souvient que le troisième homme de l'élection s'est gaussé de l'âge de celui qu'il voyait comme son principal adversaire. Lionel Jospin est en effet beaucoup plus jeune : il a cinq ans de moins.

Prenons les choses par un tout autre bout : regardons le programme politique que le parti justement issu de la fraction militante de la génération des baby-boomers, les Verts, distribue en guise de propagande électorale. Il est pour "une agriculture de qualité, sans OGM ni vache folle". Personne, pourtant, ne peut affirmer que le salut de l'humanité ne passera pas par la recherche génétique. Et peu nombreux sont ceux qui s'inquiètent d'une politique qui a récemment conduit à abattre les fromages, et le troupeau avec, du seul producteur de Brie de Meaux fermier, aux prétexte que l'on aurait trouvé là des traces d'une maladie qui a causé, depuis 1996, quatre morts recensées en France, alors que les accidents de la route tuaient, pendant la même période, un peu moins de 50 000 personnes sans susciter beaucoup d'émoi. Les Verts sont contre "la mondialisation ultralibérale", et pour l'annulation de la dette du tiers-monde.
Contre, donc, un système de développement économique qui voit aujourd'hui Infosys ou Wipro côtés à New York, et une autre société indienne, le sidérurgiste Ispat, racheter la plus grande aciérie roumaine, et pour le soutien inconditionnel à des dictateurs qui détournent à leur profit la quasi-totalité d'une aide qui a toujours plus servi les intérêts des donateurs que ceux des récipiendaires.

Curieux aveuglement de la part de tiers-mondistes, sans doute moins soucieux de développement que de voir celui-ci s'effectuer suivant le dogme marxiste de la priorité aux investissements lourds, dont on sait à quelle impasse universelle il a conduit.

Les Verts "refusent les licenciements boursiers", et défendent "le service public". Licenciements boursiers sans doute, ces suppressions de postes chez Danone qui, jusqu'à la preuve du contraire, n'impliquent aucune perte d'emploi, ou le dépôt de bilan de Moulinex, cette entreprise où clientélisme et paternalisme ont tenu lieu pendant vingt ans de politique industrielle, et où les investissements à contre-temps et l'inaction de dirigeants trop occupés à s'entre-déchirer ont conduit à une fin que les actionnaires successifs n'ont pu que retarder à leurs dépens ? Service public sûrement, ces emplois à vie dont les titulaires ont pu, par le biais de l'augmentation de la pression fiscale, récupérer les gains de productivité imposés aux salariés du secteur privé dont les plus vulnérables ont vu, à la fin des années 80, leur risque de perdre leur emploi atteindre 7%, risque, d'un point de vue purement statistique, équivalent à la certitude de deux licenciements au cours d'une vie professionnelle, et qui rend donc les salariés du secteur public bénéficiaires d'une sécurité gratuite et assise sur la précarité des autres ?

Les Verts souhaitent "éloigner les usines à risque du coeur des villes", et "sortir du nucléaire en vingt ans", préférant donc oublier qu'en réalité, les usines n'ont pas bougé et ont vu les villes se rapprocher d'elles, que le risque industriel, mesuré en nombre d'accidents mortels du travail, ce qui permet de placer au premier rang les premières victimes, a été divisé par trois en vingt-cinq ans, et que, justement, la production française d'électricité nucléaire cause incomparablement moins de pertes humaines directes, par sa production, et indirectes, par sa pollution, que l'utilisation des combustibles fossiles en général et du charbon en particulier.

En bonne logique orwellienne, ce programme exclusivement conservateur au point d'en devenir réactionnaire s'appelle "choisir l'avenir". L'avenir de qui ? D'une catégorie, et d'une tranche d'âge qui considère avoir plus à perdre qu'à gagner dans ce monde nouveau qui naît difficilement sous nos yeux, et qui partage avec d'autres ce tronc commun du conservatisme : l'aversion au risque. Aversion schizophrène, puisqu'il n'existe pas d'autre façon de ne rien risquer que d'être mort, et suicidaire, dans la mesure où elle ne peut que s'exercer contre cette autre catégorie qui vit dans, et parfois pour le risque, parce qu'il lui faut prendre les places qui assureront sont avenir à elle et qui, dans une Europe où la proportion des plus de 65 ans, désormais improductifs, et d'autant plus coûteux qu'ils ont, eux, souvent connu une carrière sans nuages et une rémunération significativement supérieure à celle de leurs cadets, va augmenter de façon dramatique à partir de 2005, se trouveront, pour les plus compétitifs, donc les plus chers à former et les plus rémunérateurs à employer, d'entre eux, ailleurs qu'en Europe : la jeunesse.

Denis Berger 3 juin 2002

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