Politique

Les bonnes âmes du JT

Si les journalistes ne mangent pas à tous les râteliers, du moins s'abreuvent-ils à toutes les mamelles. Le dispositif de filtrage préalable à la diffusion d'une information, dans sa mise en oeuvre minimale, se borne à prendre des garanties quant à la véracité de celle-ci, idéalement par un recoupement au moyen d'une source fiable, institutionnelle de préférence. Mais la pertinence de l'information, condition de sa diffusion, relève entièrement de l'appréciation de la rédaction. Sur le marché des infos, tout le monde, gros ou infiniment petit, célèbre ou parfaitement anonyme, peut tenter de placer sa marchandise ; et nombreux sont ceux qui ont compris que, en la matière, anticiper la demande, fournir au journaliste le matériau pertinent au moment adapté, au besoin en imprimant aux faits une légère torsion pour leur permettre de rentrer plus facilement dans un moule où les convictions des uns s'allient aux attentes des autres, représente une des stratégies les plus efficaces pour faire connaître et prospérer sa cause. Et bien sûr, avec les énormes contraintes, extrême concision des informations, simplification caricaturale de la réalité, absolu conformisme des idées propre à ceux qui, tels les enseignants, s'adressent au grand nombre en utilisant le plus petit langage commun, qui pèsent sur lui, le journal télévisé se prête particulièrement bien à cet exercice.

Ainsi apprenait-on, sur France 2, au printemps dernier, que le périmètre interdit au survol d'une centrale nucléaire venait d'être violé à deux reprises dans la même semaine ; la gravité du fait et de ses catastrophiques conséquences potentielles pour nous tous ne peuvent échapper à la sagacité du présentateur : assiste-t-on là à une répétition préalable à un attentat terroriste ? L'importance du sujet, et peut-être aussi le léger soupçon qui verrait derrière la diffusion d'une information aussi parfaitement anodine la présence d'une bonne âme profondément désintéressée, mais quand même nettement anti-nucléaire, a conduit la rédaction à envoyer une équipe sur place. On apprenait là, de la bouche de l'auteur d'une des infractions, et sans même que celui-ci semble en éprouver le moindre remords que, pilote d'aéro-club remorquant un planeur, il avait survolé le périmètre interdit pour éviter un cumulo-nimbus. Sans doute est-il inutile de préciser que, pour un pilote d'avion léger, et plus encore de planeur, traverser un cumulo-nimbus fait courir le risque d'en ressortir en un beaucoup plus grand nombre de morceaux qu'à l'entrée. Sa manoeuvre d'évitement, quitte à écorner ce fameux périmètre, était donc la banalité même ; le lui reprocher revient à sanctionner le conducteur qui, sans autre conséquence, franchit une ligne blanche pour éviter de percuter la voiture qui vient de freiner brutalement devant lui.

Quand même, cela faisait un peu court ; aussi l'équipe ne manqua-t-elle pas à ses devoirs, en sollicitant l'avis de l'autorité locale. Celle-ci, avec un remarquable à-propos qui prouva, une fois de plus, que l'administration a désormais tout compris de la télévision, livra une réplique d'autant plus extraordinaire qu'elle fut certainement improvisée : « ce n'est pas un non-événement ».

Fantastique. Saluons en la personne de ce fonctionnaire et avec les égards qui lui sont dus l'inventeur, derrière la double négation, du parapluie à double détente : objectivement, il ne s'est strictement rien passé. Mais si je dis qu'il ne s'est absolument rien passé, on va croire ou, pire encore, laisser croire, que je cache quelque chose. Aussi vaut-il mieux avouer un tout petit chouia d'incident de rien du tout, un événement tellement bénin que même le plus acharné des écolos ne pourrait contester que l'administration soit parfaitement en mesure de le traiter dans toute sa non-ampleur.

Cela dit, l'attention aux bonnes âmes se retrouve aussi dans le clan d'en face : là, on apprenait, à l'occasion de la marée noire d'avant, celle de l'Erika, que l'on avait échappé de peu à une seconde catastrophe puisqu'un cargo turc souffrant d'une avarie de moteur avait trouvé refuge dans une crique. Ce cargo transportait une importante quantité d'un produit dangereux et hautement inflammable : l'éthanol. Indubitablement, l'information se révélait exacte, puisqu'en effet l'éthanol est hautement inflammable, même si sa dangerosité s'exerce surtout par usage interne, et dépend essentiellement des quantités ingérées ; mais on peut légitimement se demander si cette nouvelle aurait connu le même succès, et provoqué la même inquiétude, si la bonne âme qui l'a diffusée avait eu l'honnêteté d'utiliser le nom vulgaire de l'éthanol : alcool éthylique. La nature comme l'agencement de l'information permettent d'en deviner le parcours : vraisemblablement, son origine se cache au coeur de la main courante d'un organisme en charge des affaires maritimes, où l'incident aura été consigné, sans plus. Une bonne âme proche de l'administration en question d'une part, et introduite auprès d'un organe de presse local ou national de l'autre, en aura eu connaissance, et aura compris le parti qu'elle pouvait en tirer. Pour atteindre son ultime objectif d'une diffusion sur une antenne nationale, il ne restait plus à la nouvelle qu'à franchir un dernier obstacle : il fallait que, à TF1, l'on juge parfaitement inutile de vérifier dans le plus simple des dictionnaires le sens des mots que l'on ignore. Une petite pratique de l'information télévisée aura sans doute convaincu notre bonne âme que sa spéculation avait toutes les chances d'aboutir. Ce en quoi elle avait absolument raison.

Au fond, il est rassurant de constater ainsi que, malgré la place occupée sur le marché de l'information punitive par les multinationales de l'effroi comme Greenpeace ou ActUp, regroupements d'activistes très déterminés en apparence, organisateurs de spectacles pour journaux télévisés en réalité, dont les moyens d'action sont à la mesure du public planétaire qui est leur cible, la petite entreprise locale d'artisanat d'influence, avec sa proximité du terrain qui lui garantit l'exclusivité de ses découvertes, sa connaissance des réseaux qui lui assure une grande souplesse dans leur diffusion, et malgré le caractère très étroit du territoire qu'elle couvre, conserve toutes ses chances de voir diffusée sa marchandise.

 

Denis Berger 14 octobre 2003

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