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LE CARNET DU CITADIN I
La poussette, engin de guérilla urbaine

Rouler à moto implique l'acquisition rapide de quelques élémentaires principes de survie. Ainsi, les règles de la priorité concrète s'appliquent de la façon suivante : les poids lourds ont priorité sur les autobus qui ont priorité sur les voitures qui ont priorité sur toute espèce de deux-roues, lesquels n'ont priorité sur rien ni personne, et pas même sur les piétons traversant inconsidérément la rue. Pour un motard, statistiquement parlant, le principal danger vient des voitures ; il vaut donc mieux mettre autant d'espace que possible entre soi et elles. Au changement de feu, un coup de gaz suffit à prendre quelques dizaines de mètres d'avance ; on se retrouve alors seul, loin du flot automobile et, à l'occasion, on croisera le regard déterminé de la mère de famille qui traverse au vert, un enfant dans sa poussette. Le message est clair : " si tu me percutes, tu tombes ; donc, tu freines". Et, bien sûr, tu freines. Ça rend misanthrope.

Une longue observation de ce comportement, en divers lieux et dans des situations variées, mais notamment dans les transports en commun, permet d'arriver à une conclusion paradoxale : la poussette est une sorte d'équivalent féminin du molosse que se doit de posséder le néo-beauf affirmant par là une virilité qui, à défaut d'arme, se contente d'un chien. Les principes de brutalité, d'agressivité, de mépris des femmes qui marquent la conduite sociale de ces individus, dans l'archaïsme qui les caractérise, trouvent un équivalent de même ordre dans l'exhibition d'une féminité nécessairement accomplie dans la maternité.

La poussette est l'outil de cette affirmation, et il convient donc de le projeter à la face du monde, en faisant en sorte, plus prosaïquement, de gêner la plus grande quantité possible de ses concitoyens.

Plus question, ainsi, de la replier, alors même qu'elle est conçue pour ça, et surtout pas dans les endroits publics confinés, métro ou autobus : l'engin est suffisamment dissuasif pour, manié avec la pugnacité qui s'impose, faire le vide autour de lui. Mieux encore : une véritable course à l'armement est engagée, avec l'apparition récente de ces effrayants tricycles caparaçonnés de boudins protecteurs, vendus dans des magasins de sport et qui sont à la poussette banale ce que la Jeep Willis est à la 2 CV. J'attends avec impatience une évolution du modèle qui, comme les chars de combat du monde antique, sera muni de faux. Puisqu'on ne replie pas, il faut se faire aider pour descendre un escalier : réquisitionnons donc l'individu qui passe par là, et n'omettons pas de récriminer si jamais, manquant d'expérience dans le maniement de l'engin, il heurte une porte ou un mur.

Le célibataire ordinaire et décidé à le rester se trouve bien démuni face à une telle agressivité ; bien sûr, il peut toujours se venger en jouant aux auto-tamponneuses avec les chariots d'hypermarché, mais ce véhicule, bruyant, peu maniable et au rayon d'action strictement limité ne procure pas les mêmes satisfactions. Pire encore : que l'on se coince les doigts en essayant de replier le petit siège d'enfant dont ils sont désormais équipés, et l'on prendra conscience d'une amère vérité : ce siège, à l'évidence, il était resté ouvert exprès.

Denis Berger 18 janvier 2001

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