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LE CARNET DU CITADIN IV – À la piscine

Je connais des Méditerranéens qui ne mettent jamais les pieds à la piscine. Partir en expédition pour rejoindre la bouée qui marque la limite des 300 mètres, taper contre les vagues soulevées par une petite brise tout en redoutant qu'elle se transforme en Mistral, respirer l'air salé, glisser entre les posidonies, toutes ces sensations si éminemment physiques qui n'apparaissent qu'à l'état de caricature dans les grands complexes nautiques ne peuvent évidemment se concevoir dans l'habituel bassin d'une ordinaire piscine municipale. Au moins, celle-ci se devrait d'assurer l'essentiel : permettre au citadin ordinaire, qui finance cet équipement par ses impôts et ses droits d'entrée, de nager. Malheureusement, pour réaliser ce simple objectif, la mise en oeuvre d'une stratégie aussi fine que complexe, appuyée sur un nombre significatif de tentatives infructueuses, se révèle vite nécessaire.

Car pour nager il faut, au minimum, être libre de ses mouvements. Et ce qui va de soi sur les plages les plus encombrées de la Méditerranée, à la pire période du jour et de l'année, puisqu'il suffit d'oser aller là où l'on n'a plus pied pour se retrouver, à l'exception de quelques matelas pneumatiques, d'un voilier à l'ancre et de l'habituel m'as-tu-vu faisant des ronds avec son hors-bord, absolument seul, n'est guère de mise dans cet équipement public si particulier qu'est une piscine municipale. Ouverte généralement dix heures par jour et sept jours sur sept, celle-ci n'est tout d'abord que rarement accessible à l'ordinaire public : pour l'essentiel, samedi, dimanche, et mercredi après-midi. Le reste du temps est réservé à ces usagers sinon privés, du moins fort spécifiques que sont les établissements scolaires et tel ou tel club sportif ou association municipale. La première marque du parcours est atteinte lorsque, après plusieurs essais, on a trouvé le moment favorable, celui de la plus faible promiscuité : pour la piscine de Clichy La Garenne, c'est le samedi matin entre 10h32 et 11h47.

Mais l'accès public n'empêche pas le développement, régulier ou occasionnel, d'activités particulières. Ainsi, à l'intérieur du créneau évoqué plus haut, on se retrouve souvent contraint de partager l'espace nautique avec des pompiers à l'exercice dont les performances, tant dans le sauvetage du mannequin que dans la pratique de la natation en général, laissent par ailleurs légèrement dubitatif quant à leur efficacité dans des conditions réelles. Autres usagers réguliers, les jeunes garçons et les très jeunes filles du club de nageurs local, qui s'entraînent dans un coin du bassin à eux réservé, et dont je n'ai jamais compris le plaisir à l'évidence masochiste qu'ils trouvaient à pratiquer, sous l'aiguillon souvent insultant d'un Pygmalion en chaise haute, une activité aussi répétitive.

Ajoutons les impondérables, le père de famille tenant absolument à initier sa progéniture aux plaisirs de l'eau en plein milieu du bassin, les commères et compères faisant des longueurs côte à côte et à très faible vitesse, la présence d'une étonnante variété de nuisibles, telle cette espèce si particulière d'êtres humains munis de lunettes et de palmes, souvent précédés d'un éperon en mousse qui leur ouvre efficacement le passage, ou ces élégantes qui considèrent la nage sur le dos comme seule digne d'être pratiquée, et se déchargent ainsi entièrement sur les autres du soin d'éviter les collisions, et les récurrences, le développement en accordéon d'une fréquentation qui croît avec le printemps et diminue à l'automne, pour se contracter brusquement durant les vacance scolaires, et l'on concevra que vouloir, et affirmer son intention de le faire, nager dans une piscine municipale relève presque de l'excentricité. Paradoxalement, le fait de ne pas être seul à exprimer cette intention donne naissance à un dispositif salvateur, au nom si paradoxal : la ligne d'eau.

A l'abri de cette barrière de flotteurs, des règles s'appliquent et sont respectées : on nage l'un derrière l'autre, en tournant dans le même sens. On s'y retrouve entre habitués, et l'on peut optimiser sa situation, en fonction des performances connues des autres nageurs, de manière à doubler, et à être doublé, aussi rarement que possible. Un peu d'habitude et de compréhension mutuelle permet, même avec un nombre significatif d'usagers, de limiter la gêne. Car dans le bassin, de l'autre côté des lignes, c'est la jungle ; là, il ne faut pas reculer quand le passage en force se révèle nécessaire.

On est bien loin de la liberté sans contrainte, puisque les contraintes, posées par les limites physiques de l'endurance, de la vitesse ou de la capacité thoracique, sont depuis si longtemps intégrées qu'elles semblent naturelles au lieu d'être liées à un entourage occasionnel au comportement imprévisible, que l'on éprouve lors d'une baignade en mer. Mais, lorsque le soleil éclaire les baies vitrées orientées au sud, le spectacle, pittoresque et instructif à défaut d'être purement esthétique, de ces corps allongés tendus dans un même effort, révèle la seule supériorité d'une piscine municipale : incontestablement, les eaux y sont beaucoup plus claires que sur les rives du golfe Juan.

Denis Berger 2 avril 2002

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