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LE CARNET DU CITADIN V – piétons meurtriers

Une conception assez réaliste de l'usage de la moto en milieu urbain voudra que l'on considère à priori chaque automobiliste comme source de danger potentiel, et que l'on cherche en conséquence, à chaque occasion, et en particulier lors des démarrages quand le feu passe au vert, à s'en éloigner au maximum. On se doit pourtant de constater que, parallèlement sans doute au fort développement de l'usage du deux-roues à moteur dans les grandes concentrations urbaines, la cohabitation entre utilisateurs des ces deux modes de déplacement antagonistes s'est significativement améliorée au cours des années. La puérile agressivité n'est plus tellement de mise, et le simple coup de volant destiné à ménager un passage pour permettre aux motos de remonter une file de voitures à l'arrêt est devenu si banal que l'on en aurait mal au cou à force de remercier. Naturellement, cette pacification des relations touche très peu certaines catégories d'usagers : chauffeurs-livreurs, artisans-taxi, conducteurs d'autobus, propriétaires de tous-terrains, testostéronéo-dépendants, accrochés au téléphone. Oui, ça fait du monde, quand même. Mais malgré tout, on en reprendrait presque confiance en l'humanité. Heureusement, il y a les piétons.

Les raisons qui poussent des êtres humains généralement adultes et dont l'activité cérébrale leur permet au moins de se déplacer de manière apparemment normale à enfreindre une interdiction formelle et à courir, et faire courir aux autres dans le cas des conducteurs de deux-roues, un risque mortel, puisque tel est généralement la conclusion d'un choc entre un piéton et un véhicule roulant à la vitesse autorisée, en traversant un carrefour au feu vert, et ce dans le seul but d'être dix secondes plus tôt de l'autre côté de la rue, ne peuvent que plonger tout esprit rationnel dans une profonde perplexité. Si l'effet d'entraînement semble prépondérant, l'accumulation de piétons sur le bord d'un trottoir se déversant automatiquement sur la chaussée, quel que soit l'état du feu, voire du trafic, dès que l'un des membres de l'agglomérat ainsi formé a, au propre comme au figuré, franchi le pas, si la présence, si infime soit-elle, d'un refuge, tel les bordures ménagées au milieu de voies relativement étroites comme la rue de Rome, sur lesquelles on peut tenir en équilibre instable, accroissent la tentation, et l'accroissent d'autant plus, par un effet cumulatif, qu'elles réduisent la vitesse du trafic automobile, aucun critère de sexe, d'âge, de nationalité ou de situation sociale, dans la mesure de la visibilité de ceux-ci, n'apparaît prépondérant : on se moque des règles et des feux avec la même insouciance rue Mozart et boulevard Barbès. La seule rationalité dans ce comportement relève d'une analyse des risques aussi vaine que cynique : la vitesse et la nature du véhicule concerné sont à l'évidence prises en compte, et si l'on se gardera d'affronter un autobus, ou un flot compact de voitures roulant à allure soutenue, on n'hésitera pas face au cyclomotoriste solitaire.

Pour les motos, la situation est moins tranchée : si les pilotes de sportives, roulant à fond de première dans un bruit d'enfer, produisent un certain effet, ma moyenne cylindrée n'effarouche pas grand'monde.

Or, la généralisation de ce comportement pose un problème très grave. Il ne s'agit pas là, encore que l'on pourrait facilement justifier une telle attitude, d'un respect aveugle que l'on doit à une règle dont la pertinence se justifie par le fait même de son existence, mais plus profondément du rôle véritable de celle-ci, qui est d'assurer la prévisibilité des comportements sociaux. Ainsi, la violation d'une interdiction n'a pas nécessairement de conséquence dommageable : tel est le cas lorsque l'on traverse un carrefour au vert alors qu'aucun véhicule n'est en vue. De manière plus perverse, la violation quasi-systématique du feu, lorsque celui-ci passe au rouge, à laquelle se livrent un ou deux conducteurs, sur quatre comme sur deux roues, conformément à la règle non écrite selon laquelle le feu rouge ménage une sorte de délai de grâce de deux à trois secondes, ne se révèle pas aussi dangereuse qu'on pourrait le craindre, ce comportement étant connu et pris en compte par les autres usagers. Mais le piéton pose un tout autre problème : il est souvent difficile de dire, quand il traverse au vert, s'il vous a vu, et qu'il juge, d'ailleurs souvent à tort, qu'il a le temps de le faire, ou s'il ne vous a pas vu, auquel cas, réalisant son erreur, il risque d'adopter un comportement imprévisible, s'arrêtant par exemple au milieu de la chaussée, en pleine trajectoire de collision, ou rebroussant chemin, ce qui ne vaut guère mieux. Même si le meilleur moyen d'éviter le risque, et donc l'accident, reste le simple respect des règles, c'est donc moins l'absence de celui-ci que l'imprévisibilité qui en découle qui génère l'accident.

Partisan convaincu de la politique du motard courtois, qui implique par exemple de s'arrêter pour laisser passer un piéton sur un passage protégé avant même qu'il ne se soit engagé, laquelle n'est pas si simple à mettre en oeuvre puisqu'elle nécessite de s'être assuré au préalable de ne pas être suivi par un véhicule, à deux comme à quatre roues, dont le conducteur a la ferme intention de ne pas adopter le même comportement, je reste totalement désarmé face à une situation qui contribue à l'évidence pour une part substantielle aux accidents de la circulation impliquant des piétons. Pourtant, le bilan qui, en Ile de France, est de l'ordre de 150 tués par an, soit grossièrement équivalent aux nombre de victimes chez les propriétaires de deux-roues que l'on sait particulièrement exposés, et alors même que, les flux de circulation étant par définition séparés et ne devant se rencontrer que sur des carrefours généralement aménagés, les accidents devraient rester exceptionnels, ne semble guère émouvoir les autorités, et les piétons moins encore. Mais sans doute, comme l'écrivait un Grand Ancien Mensa, contre la stupidité, les dieux mêmes luttent en vain.

Denis Berger 9 juillet 2002

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