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LE CARNET DU CITADIN VI
savoir vivre dans le métropolitain

Après la Fourche, les ennuis commencent. Les habitués de la branche clichoise de la Ligne 13 du Métropolitain, laquelle, toujours au bord de la rupture en temps normal, cumule, de plus, les incidents, savent à quoi s'attendre quand, pour entamer leur journée de travail, l'attente entre deux rames dépasse cinq minutes : en amont, à Asnières, à flots continus, les passagers se pressent sur les places assises puis, progressivement, le bloc se forme, animé d'un mouvement contradictoire qui tend, par peur sans doute de manquer son arrêt, à provoquer le plus fort entassement à l'emplacement le moins approprié, près des portes, entravant ainsi efficacement tout déplacement. A Clichy, la station suivante, les passagers les plus avisés se livrent alors à des manoeuvres obscures : il s'agit, sans l'aide d'aucun marquage au sol, en se repérant sur un banc ou un panneau d'affichage, de se placer à l'endroit stratégique, aussi près que possible de la position supputée des portes antérieures de la deuxième voiture, celle qui, étant la plus éloignée des chemins d'accès au quai, sera statistiquement la moins bondée, puisque les retardataires n'auront pas eu le temps d'y monter avant le départ de la rame. Et dès que les portes s'ouvrent, on se précipite. L'opération n'aura de sens que si l'on réussit à s'emparer d'un morceau d'espace, idéalement situé contre une paroi, de préférence le long des portes du côté opposé, mais pas au milieu où les poignées représentent une menace redoutable pour le dos. Ainsi calé, pour peu que le retard ne s'accroisse pas au point de rendre l'accumulation des corps proprement étouffante, on peut attendre avec une relative sérénité Saint Lazare, les Invalides au pire, là où la voiture commencera à désemplir. La journée ne commence pas si mal.

Dans cet endroit étrange où des adultes, et des enfants, subissent, pour une durée relativement brève mais avec une parfaite régularité, des conditions de vie proprement insupportables, il est étonnant de voir à quel point altercations et mouvements d'humeur restent exceptionnels. Cela tient sans doute pour partie à l'existence d'une évidente homogénéité sociale, de prime abord surprenante puisqu'après tout les gens qui se retrouvent là ne sont généralement liés en aucune façon à leurs aléatoires compagnons d'infortune, mais qui s'explique par le cumul de trois facteurs sociaux puissamment discriminants, le lieu d'habitation, les horaires de travail, et l'utilisation des transports publics comme mode de déplacement. Une solidarité de fait marque ces aller-retours quotidiens, qui, au delà de la résignation face à l'inévitable, et d'un intérêt bien compris qui fait de la passivité de chacun la tranquillité de tous, ressemble d'assez près au sentiment d'appartenir au même monde, dans lequel le costume-cravate représenterait la provocation ultime. Et puis après tout, cela pourrait être bien pire : on pourrait être contraint de voyager sur les lignes SNCF de banlieue. On comprend, dans ces conditions, que la plaie de la Ligne 13 vienne beaucoup plus de ses usagers occasionnels.

Sans doute est-ce à l'implantation, quelques mètres après la sortie de son unique station de métro, d'une très imposante auberge de jeunesse, que Clichy doit la présence régulière, sur ses quais et dans ses trains, d'une colonie de jeunes gens et de jeunes filles que leur harnachement, un très volumineux sac à dos, parfois complété d'un pendant ventral plus modeste, mais souvent marqué de l'emblème national du pays de leur propriétaire, rend extrêmement gênants et fort peu maniables, d'autant que, leurs appendices de toile étant malheureusement privés de terminaisons nerveuses, il peuvent de bonne foi ignorer qu'ils bousculent. On se retient de leur faire remarquer que, le métro circulant dix mètres sous terre et pas à trois mille mètres d'altitude, l'emport d'un parachute représente une précaution parfaitement superflue. Au moins ont-ils le bon goût de voyager souvent seuls, au pire à deux ou trois. Tel n'est pas le cas des diverses formes de groupes, dont deux types communs, les classes du collège et du primaire, et les jeunes touristes originaires de l'Europe méditerranéenne, sont de fréquents usagers de la ligne, la troisième espèce endémique, celle des retraités d'Europe du nord, voyageant en autobus, ce qui confine à priori son aire de déplacement à la surface. Ce genre de groupe comporte deux catégories d'acteurs : les participants ordinaires, et les accompagnateurs, qui, uniquement préoccupés de ne pas semer leurs ouailles en chemin, résolvent le problème de la manière la plus rudimentaire : tout tasser dans la première voiture venue, et tant pis pour ses occupants. Malheur au voyageur assoupi sur son strapontin, et plus encore à celui qui, coincé contre une vitre, préparait cette lente manoeuvre de désincarcération qui aurait dû l'amener, trois stations plus loin, à proximité de la sortie : le voilà contraint, seul contre tous, de livrer bataille à un flot de braillards ignorants, faute d'expérience et d'éducation, des usages les plus ordinaires du savoir-vivre métropolitain. Le désagrément qu'ils causent, en somme, ne le cède guère qu'à celui que suscite la forme anarchique et paroxysmique du groupe, les troupes de supporters lesquelles, fort heureusement, bifurquent en direction de Saint-Denis.

On ne reviendra pas sur une autre espèce dangereuse, la poussette, qui a déjà fait l'objet d'un traitement séparé, mais qui trouve dans le métro un démultiplicateur de son pouvoir de nuisance, au même titre que l'étonnante collection d'objets encombrants que l'on croisera au cours de son existence d'usager. Cela dit, on conçoit que, pour leur propriétaire, l'utilisation du métro représente la pire des solutions, mais la seule qui leur soit accessible. Il n'empêche : la Ligne 13 reste ce lieu où, un jour, j'ai reçu un monocycle sur le pied ; ça a beau n'être qu'un demi vélo, c'est lourd quand même.

Denis Berger 22 novembre 2002

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