Politique

Dialogue social en Ille-et-Vilaine

Le matériau de base des producteurs de circuits intégrés, cette industrie lourde de l'infiniment petit, se présente le plus souvent sous forme de galettes circulaires en silicium cristallisé. Puisque, même aujourd'hui, il reste difficile d'inscrire des rectangles dans des ronds, un des moteurs de cette activité consiste à utiliser des substrats de plus en plus grands : actuellement, le format de huit pouces reste le plus employé, mais décline au profit du douze pouces, au point que les géants de la fonderie taïwanaise, TSMC et UMC, délocalisent désormais en Chine une production en huit pouces qui a cessé d'être stratégique. On comprend, dans de telles conditions, que la technologie d'avant, le six pouces, ne jouisse plus d'un brillant avenir, et qu'il soit grand temps, pour les entreprises qui l'utilisent encore, de préparer son abandon. STMicroelectronics, cette société de droit néerlandais mais, pour l'essentiel, franco-italienne et qui, sous la direction de l'incontournable Pascale Pistorio, a réuni deux entités moribondes pour donner naissance au troisième généraliste mondial du circuit intégré, se trouve dans ce cas.

En 2001, elle a fermé son usine canadienne rachetée à Nortel, et qui utilisait ces plaquettes de six pouces, et, en 2002, une de ses usines américaines ; son objectif affiché est de concentrer progressivement cette production sur son site de Singapour, son implantation la plus vaste. En Ille-et-Vilaine, à Rennes, la plus petite unité de circuits intégrés du groupe fabrique elle aussi des composants sur des plaques de six pouces, avec une finesse de gravure de 2 microns, qui traduit bien la faible valeur ajoutée de ses produits. La direction, après avoir étudié dès 2001 une reconversion possible du site vers des produits plus complexes, a jugé ces perspectives trop incertaines, et décidé de fermer l'usine. Convoqué le 3 septembre 2003, le comité d'entreprise devait prendre connaissance d'un plan désormais dit de sauvegarde de l'emploi, qui prévoyait un arrêt de l'activité dans un délai de six mois, et un reclassement de la totalité des 430 salariés permanents de l'établissement vers les autres implantations du groupe, essentiellement les deux pôles de Crolles, dans la vallée du Grésivaudan, et Rousset, à l'est d'Aix-en-Provence, étant entendu que, comme à l'accoutumée, la situation des 130 intérimaires se règlerait de la façon la plus simple, avec la fin de leur contrat.
En refusant de signer le procès-verbal de la réunion, empêchant par là même le lancement de la procédure, la secrétaire du comité d'entreprise mettait fin à une négociation qui n'avait pas encore commencé, et se retrouvait dans une illégalité depuis lors confirmée en appel. Ainsi, dès le départ, les représentants du personnel choisissaient comme seule possible l'option du jusqu'au-boutisme. Rationnellement, avec un point de vue nécessairement extérieur et partiellement informé, il est très difficile de comprendre pourquoi.

Toujours solidement implanté en France même si l'essentiel de sa clientèle se trouve en Asie, le secteur de la micro-électronique possède des caractéristiques réductibles à aucune autre activité. Comme dans la sidérurgie, il concentre des investissements vertigineux sur un nombre très limité d'implantations. Comme dans la pharmacie, il consacre à la recherche une part considérable de ses ressources financières, et utilise un processus de production qui relève beaucoup plus du laboratoire que de l'usine. Et comme aucun autre, il amortit ses investissements énormes en un temps très court, cinq à six ans, et intervient sur un marché purement mondial, puisque le coût du transport de sa production de composants, laquelle ne possède, sauf exception, aucune spécificité nationale, est nul.

Cet univers en mouvement constant tend à se concentrer, en France, autour de deux zones essentielles : la vallée du Grésivaudan, et la région d'Aix-Marseille. Il trouve là, comme avec le LETI grenoblois, les ressources intellectuelles, centres de recherches, universités et grandes écoles, qui sont vitales pour son développement, aussi bien que le personnel très spécialisé et lourdement formé qui lui est indispensable. Rien d'étonnant alors à voir se côtoyer dans ces zones, autour des usines de STMicroelectronics, des entreprises concurrentes, comme l'américain Atmel, ou complémentaires, en amont, comme Soitec, ou en aval, telles Gemplus.
STMicroelectronics, de concert avec Philips et Motorola, achève dans le Grésivaudan la construction d'une nouvelle usine, qui représente le plus gros investissement industriel réalisé en France depuis dix ans. A l'évidence, l'avenir est là, comme l'intérêt des salariés de Rennes qui accepteront une mutation largement subventionnée, et trouveront à Crolles où à Rousset un emploi équivalent, et une garantie d'avenir autrement plus solide, assise sur l'ampleur des investissements réalisés, et sur la taille bien supérieure du bassin d'emploi.

licenciements boursiers

Si, donc, la rationalité plaide pour la mutation, il est intéressant de mettre en regard les arguments que les représentants du personnel lui opposent, et dont on peut très facilement démontrer l'absence de pertinence. Ceux-ci tiennent, quasi-exclusivement, en deux accroches avec, au premier chef, les licenciements boursiers, cet élément-clé de la bulle de l'imaginaire anticapitaliste, dont le succès fulgurant fait regretter qu'il ne soit pas coté en bourse.
Or, cette idée selon laquelle les entreprises réduisent leurs personnel pour augmenter leur rentabilité, et ce dans le seul but de satisfaire leurs actionnaires par la hausse du cours de bourse qui découle de celle-ci n'a, en général, et pour le cas de STMicroelectronics en particulier, aucun sens. En effet, les entreprises qui désirent soutenir directement la valeur de leur titre disposent pour cela d'un moyen ad hoc, et dont les effets sont, eux, par définition, mécaniques : les programmes de rachat d'actions en vue de leur annulation, auxquelles elles recourent d'ailleurs de façon massive depuis 2003, dans une tentative qui vise à compenser plus rapidement les effets de la dernière crise boursière sur le portefeuille de leurs actionnaires. Il est d'ailleurs intéressant de constater à quel point ce procédé pourtant simple mais un peu paradoxal, dans lequel une entreprise utilise pour racheter une partie de son propre capital une trésorerie souvent considérable et qui pourrait parfaitement être utilisée ailleurs, par exemple en augmentations salariales, reste totalement ignorée des contempteurs du grand capital. Mais sans doute leur faudrait-il, pour comprendre ce mécanisme, apprendre ce qu'ils ont délibérément choisi d'ignorer.

Ensuite, dans le cas particulier de STMicroelectronics et de la fermeture de son usine de Rennes, il est facile de démontrer à quel point cet événement n'a pu avoir sur le cours de son action qu'une conséquence négative, liée au coût des provisions pour restructuration qui accompagnent celle-ci. Car, si l'on s'intéresse à l'évolution de ce cours sur un an, depuis le point bas atteint par les bourses mondiales en mars 2003, on constate que, là où l'indice principal de la bourse de Paris, le CAC 40, augmentait de 40%, l'action STMicroelectronics, avec un gain de 10%, faisait, pour rester dans l'euphémisme, significativement moins bien. A titre de comparaison, et sur la même période, la valeur du titre de son proche concurrent américain Atmel a bondit de 170%.
Aujourd'hui, la valorisation boursière de STMicroelectronics est affectée par les déboires de Nokia, son principal client, par la fin du pacte d'actionnaires qui permet au plus important d'entre eux, la société publique italienne Finmeccanica, de vendre 8% du capital de l'entreprise, par la dépréciation du dollar, sa monnaie de référence, qui réduit le montant de son résultat en euros, et sûrement pas par le fait que 1% des emplois de la société risquent désormais d'être occupés par des Provençaux ou des Dauphinois, et plus par des Bretons.

Et ce qui vaut pour STMicroelectronics se vérifie tout autant à un niveau macroéconomique. Ainsi en a-t-il été de la "jobless recovery", la reprise sans création d'emplois, qui a handicapé la croissance de la bourse de New York durant des mois, avant que n'intervienne la divine surprise de mars 2004, et son volume d'embauches bien supérieur aux attentes.

Fort banalement, après des années 2001 et 2002 très difficiles, où nombre d'entreprises, surtout dans ce secteur dit des "nouvelles technologies" auquel appartient STMicroelectronics, ont dû assurer leur survie avec un chiffre d'affaires parfois diminué de moitié en deux ans, en réduisant leurs charges, et donc leur personnel, la reprise de la mi-2003 a vu un retour à la profitabilité, dont on a longtemps attendu qu'il se traduise en investissements et en créations d'emplois, lesquels laissent présager une augmentation de la consommation, donc des chiffres d'affaires et des profits des entreprises, qui déterminent une hausse du cours des actions. En somme, le système capitaliste dans toute son ordinaire normalité.

Toute la fortune du slogan des "licenciements boursiers" tient, on le comprend aisément, dans son absolue concision, puisqu'il réussit, en accolant deux termes, à synthétiser une opposition mutuellement exclusive entre travail et capital, et à faire de l'économie marchande un jeu à somme nulle où tout ce qui est gagné par les uns ne peut qu'être perdu par les autres. Rassurant dans cette simplicité manichéenne et acceptée de tous, puisque personne ne peut douter que les salariés soient les seuls bons de la fable, aussi bien que dans cette représentation élémentaire d'un monde bipolaire et statique, il illustre avec une totale pertinence cette relation sociale qui ne peut supporter de se vivre autrement que dans l'affrontement. Pourtant, chaque jour qui passe montre à quel point cette option n'est pas la bonne.

délocalisation et bas salaires

Avec la même évidence, mais de façon encore plus simple, on peut démonter le deuxième terme de l'argumentaire syndical, aussi controuvé que le premier : la fermeture de l'usine de Rennes et le transfert de sa production à Singapour n'aurait d'autre raison que de profiter du faible coût de la main-d'oeuvre asiatique.
Il faudrait, pour cela, qu'une proportion significative du coût de production des circuits intégrés dépende des rémunérations de ceux qui les fabriquent. Or, dans cette activité où les frais fixes dominent, tel n'est pas le cas : l'assemblage et le test des composants, eux, plus forts utilisateurs de main-d'oeuvre, sont déjà réalisés dans des pays où celle-ci est relativement moins chère, pour STMicroelectronics, à Malte, en Malaisie, et surtout au Maroc.
Mieux encore, il faudrait que Singapour, petit pays de cette grande Asie où nécessairement, dans l'imaginaire populaire ou altermondialiste, comme dans celui des journalistes de la presse généraliste, les salaires sont très bas, présente en la matière un avantage significatif par rapport à la France. Or, si l'on ne dispose pas d'informations permettant de comparer les montants des salaires, du moins, grâce aux statistiques de la Banque Mondiale, peut-on comparer les niveaux de vie, et plus précisément les PIB par habitant, établis en USD ce qui, évidemment, introduit une imprécision irréductible quand, comme cela se produit en permanence, les parités monétaires changent. Ainsi, en 2000 et en parités de pouvoir d'achat, le PIB par habitant s'établissait à 24970 $ à Singapour, et 24470 $ en France. Et, à cause d'un coût de la vie un peu plus élevé à Singapour qu'en France, l'écart, en parités de change, se montre encore plus significatif : 23670 $ en France, 24740 $ pour Singapour. On devra à l'évidence recourir à toute la subtilité de la logique shadock pour expliquer comment il est possible de délocaliser pour profiter de bas salaires des emplois vers des pays plus riches que leur pays d'origine.

l'État actionnaire

Il n'y a au fond rien d'étonnant à voir un argumentaire si superficiel et stéréotypé se révéler incapable de résister longtemps à l'analyse. La friabilité des arguments supplémentaires, tel celui qui voudrait assurer le salut de l'usine de Rennes par la production d'un nouveau type de composants, laquelle avait déjà été écartée lors de l'étude préalable à la fermeture, ou cette contre-expertise commandée par les autorités locales, qui n'a pu explorer que des pistes déjà profondément labourées, comme l'inévitable recours aux biotechnologies, et envisage le maintien d'un minimum de 200 emplois d'ici à 2009, ne font, en creux, que renforcer la solidité du dossier patronal.
Aussi en appelle-t-on à l'intervention de l'État, puisqu'il se trouve, par l'intermédiaire de ses participations dans Areva et France Telecom, les deux principaux actionnaires français du groupe, détenir 17% du capital de STMicroelectronics. On revendique ainsi une modulation supplémentaire d'un droit du travail à géométrie variable, qui protège déjà plus les salariés des grandes entreprises, et les protègerait d'autant mieux qu'ils seraient en mesure de se considérer comme fonctionnaires de fait, puisque leur employeur est indirectement public. Pourtant, exactement au même moment, les 250 salariés d'État d'Ubifrance, défunte structure de promotion internationale des intérêts français, se voient pour une moitié réduits au CDD, et pour l'autre déplacés de Paris à Marseille, sans susciter d'autre réaction que quelques paragraphes dans la presse économique.

Sans doute le comportement de la direction de STMicroelectronics a-t-il été fort maladroit, elle qui prévoyait, par exemple, une fermeture de l'usine en milieu d'année scolaire, pénalisant fortement les familles, et après un trop court délai de seulement six mois. Sans doute aussi y avait-il là matière à une négociation que les représentants du personnel ont refusée dès le premier jour. Il reste, après avoir écarté les faux-semblants, à s'interroger sur les raisons réelles d'une telle intransigeance.

tenir bon

Au delà des stratégies individuelles qui peuvent apparaître ici ou là, comme chez ce surprenant responsable syndical qui semble surtout intéressé par des engagements associatifs radicalement éloignés de la micro-électronique, on a clairement l'impression que le seul plan des salariés se limite à jouer la montre, eux qui donnent la curieuse impression, dans une entreprise qui raisonne à trente ans et couvre le monde entier, de raisonner à trois mois, et à l'intérieur de leur quartier.
Cette vision à très court terme, ce refus d'une mutation dont l'effort d'adaptation qu'elle implique ne peut être compensé que par les avantages qu'elle procure au fil d'une carrière encore longue, ce choix d'une dramatisation immédiate d'un conflit né d'une situation finalement banale, interdisant ainsi tout compromis, ne peut s'expliquer qu'en faisant l'hypothèse, vraisemblable dans le cas d'une usine fondée en 1967, et ayant sans doute fort peu créé de postes de travail depuis, d'un personnel significativement plus âgé que dans d'autres unités du groupe.
On assisterait alors ici, comme dans ces récents conflits sociaux extrémistes nés des cessations d'activités de secteurs en déclin, à un arbitrage en fonction d'une perspective de fin de carrière plus ou moins proche, par lequel on trouve intérêt à retarder, même de quelques mois, le démarrage de la procédure de fin d'activité, puisque ces quelques mois, enchaînés à ceux qui découlent des obligations légales du plan social, et à ceux que l'on peut gagner en contestant celui-ci, suffisent à assurer la soudure jusqu'à la retraite.

Le conflit de Rennes deviendrait ainsi exemplaire en ceci qu'il met au jour les effets du vieillissement des effectifs, lesquels n'ont que fort peu, et très épisodiquement, été complétés depuis le début des années quatre-vingt. La trappe de la pyramide des âges dans laquelle tant d'entreprises, mettant ainsi brutalement fin à la grande période de recrutement de la décennie précédente, et fermant une porte qui ne s'est depuis entre-ouverte que par intermittence, se sont complaisament laissées enfermer, dévoile aujourd'hui toute sa nocivité. Et, redoublant les effets de l'explosion de la natalité des années 1944-1950, celle-ci ne va que s'accroître dans les années qui viennent.

Denis Berger 28 avril 2004

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