Politique

Le risque écolopolitique 2 : les anciennes énergies nouvelles

La jeunesse, à l'échelle historique, des mouvements écologistes, derniers arrivés sur la scène politique nationale et dont certains fixent arbitrairement l'origine, en France, à la candidature de René Dumont aux élections présidentielles de 1974, la confusion de leur naissance dans les retombées de l'explosion de mai-juin 1968, laquelle n'a pas laissé le souvenir d'une action fortement cohérente ni férocement disciplinée, la diversité des parcours comme des âges de leurs militants, leurs modes d'action, enfin, exercés à un niveau européen, voire mondial, qui ne peuvent manquer d'avoir des conséquences sur leur prise en compte de spécificités historiques ou géographiques parfois très locales, expliquent sans doute pourquoi, a contrario, les positions qu'ils défendent, leur seul élément commun, forment un corpus uniforme, rigide et singulier lequel, au delà d'un contenu en apparence technique, prend l'aspect d'une véritable doctrine.
On sait que le navire de bataille de cette idéologie concentre ses feux sur les modes actuels de production et d'utilisation de l'énergie, et propose de les compléter, voire de les remplacer, par un certain nombre de techniques désormais bien connues sous leur dénomination antinomique d'énergies nouvelles, et que l'on trouvera très largement exposées, par exemple dans le rapport présenté en septembre 2000 sous la responsabilité d'Yves Cochet, par des groupes tels l'EUREC côté scientifiques, l'EREC, pour l'industrie, ou le Bureau Européen de l'Environnement, à la trompeuse apparence d'organismes officiels ou, mieux encore, par l'Union Européenne elle-même, dont la Campagne pour le décollage des sources d'énergie renouvelables, dans son intitulé héroïque comme dans ses objectifs grandiloquents, rappelle le bon vieux temps de l'économie planifiée.

du bon usage de la novlangue

Ces source d'énergies agréées, regroupées sous l'appellation de renouvelables puisqu'elles ne font appel à aucune sorte de combustible fossile, et encore moins radioactif, se trouvent énumérées en une liste uniforme et limitative : éoliennes, petite hydraulique, solaire thermique ou photovoltaïque, biomasse, géothermie et, un peu à part, biocarburants. À la notable exception des photopiles, sans doute en partie présentes ici faute d'avoir pu être raisonnablement exclues, ce qui conduira toujours, pour ne pas abimer le paysage, à couvrir d'un voile discret leurs procédés de fabrication fortement consommateurs de solvants pas du tout inoffensifs, toutes ces appellations si flatteuses à l'esprit progressiste ne recouvrent qu'un ensemble de pratiques vieilles comme la découverte du feu par l'humanité : moulin à vent ou à eau, huile d'éclairage, four solaire ou bois de chauffage, et qui ont en commun d'avoir été, pour un certain nombre d'excellentes raisons, plus ou moins délaissées à partir de la révolution industrielle, alimentée à la vapeur de charbon.

On connaît bien le principal handicap de nombre de ces sources d'énergie, leur caractère imprévisible et intermittent ; on insiste moins souvent sur une caractéristique commune à beaucoup d'entre elles : on les trouve en abondance principalement là où l'on n'en a pas besoin. Forêts profondes, déserts glacés, vents violents constituent en effet autant d'obstacles à la présence humaine. Ainsi, les vents les plus favorables à l'installation éolienne, loin d'être équitablement répartis, soufflent-ils essentiellement, en plus du nord-est du Danemark, des Corbières et de l'Aragon, sur les côtes ouest de l'Irlande et de l'Écosse, que l'on sait densément peuplées et facilement reliées au continent. En France, les vents soufflant en moyenne à plus de 5,5 m/s sur terrain plat ne couvrent, en plus du sillon rhodanien et du Roussillon, qu'un petit quart nord-ouest du pays. Et si une turbine typique produit sa puissance nominale à 15 m/s, celle-ci décroît très rapidement à partir de 12 m/s : en dessous de 5 m/s, sa production est nulle. En d'autres termes, le territoire national se montre fort avare d'emplacements permettant une installation rationnelle d'aérogénérateurs.

Il est, de la méme façon, en grande partie privé de ressources géothermiques et, comme la quasi-totalité de l'espace européen, peu propice à une énergie solaire dont, par ailleurs, l'utilisation présente bien d'autres contraintes. Cela, au demeurant, ne devrait pas être bien grave : grâce à ses installations hydroélectriques et à ses centrales nucléaires, 90 % de la production de l'électricien public se retrouve vierge de toute émission, ce qui permet au citoyen français de produire trois fois moins de gaz à effet de serre qu'un nord-américain. Pourtant, en transformant, contre tout bon sens, l'énergie nucléaire en mal absolu, l'écologie européenne disqualifie cette performance sans équivalent. Tout juste consent-elle à agréer son hydroélectricité, malgré la taille de ses installations qui, visiblement, dérange dans le paysage : on lui préfèrera, comme dans le rapport Cochet, la petite hydraulique et ses microcentrales.

les vertus du bois et du tournesol

En grand pays agricole, la France offre-t-elle au moins, à l'écologiste sourcilleux, la profondeur de ses forêts et la vigueur de ses moissons : forte utilisatrice de bois de chauffage, elle fut pendant longtemps le premier producteur européen de biocarburants. On pourrait, naïvement, s'inquiéter des émissions de gaz carbonique issues de la combustion du bois, lesquelles sont encore supérieures à celles de ce charbon qui rendit l'air des grandes villes encore plus nocif, au début du XXème siècle, qu'il ne l'est, au début du suivant, à cause des gaz d'échappement des moteurs thermiques. L'écologiste nous rassure : le bilan est neutre, le bois brûlé ne rejetant dans l'atmosphère que la quantité de gaz carbonique absorbé durant sa croissance, d'où l'intérêt présenté par l'augmentation des surfaces forestières, savamment dénommées puits de carbone. En dehors de la question de savoir pourquoi un tel raisonnement ne s'applique ni au lignite ni au charbon, ces combustibles fossiles qui, après tout, eux aussi, furent végétaux durant leur jeunesse, on peut trouver utile de se pencher sur l'évolution de ces surfaces, telles qu'elle ressortent des statistiques de l'institut ad hoc, l'Inventaire Forestier National.
Or si, comme on l'admet généralement, la concentration du gaz carbonique dans l'atmosphère a augmenté de 30 % depuis le début de l'ère industrielle, la surface de la forêt française, elle, s'est accrue sur la même période de plus de 60 %. Depuis 1994, le volume du bois qu'elle contient a augmenté de 15 % : en France, il n'y a jamais eu, depuis les premiers recensements, autant d'arbres qu'aujourd'hui, ils n'ont jamais été aussi gros, et les forêts n'ont jamais été aussi denses. Et puisque la surface boisée a augmenté deux fois plus que la concentration du gaz carbonique dans l'air, et que l'on nous dit que l'une et l'autre sont liées par une relation d'équivalence, on peut parfaitement considérer que la forêt française, bonne fille, en plus de consommer la totalité de l'excédent industriel national de gaz carbonique depuis son origine, a généreusement offert au reste du monde une capacité d'absorption équivalente.

Le critère du bilan neutre, en plus du bois et ses déchets, s'applique aux divers types de carburants, huiles ou alcools, purs ou élaborés, que l'agriculture nationale produit à partir des grains, de la betterave sucrière ou des oléagineux. Curieusement, bien que déclinés sous une quantité d'appellations déposées préfixées de bio-, ces produits ne semblent guère en odeur de sainteté auprès du pur écologiste : dans la liste des membres de l'Erec, on trouve tous les industriels du secteur, et un paquet de multinationales, sauf les producteurs de biocarburants, lesquels n'appartiennent même pas à l'association européenne pour la biomasse. C'est que, bien loin du cliché télévisé de l'irréductible agriculteur s'obstinant à rouler à l'huile de tournesol tout en guerroyant contre le fisc, le biocarburant national, dont les esters sont banalement incorporés en faible proportion et en toute discrétion dans le gazole, sort essentiellement des usines de la filière nationale des huiles végétales, comme des raffineries du premier producteur européen d'ETBE : Total. De la matière première, issue des grandes exploitations betteravières, les entreprises agricoles les plus secrètes, les mieux subventionnées et les plus rentables de l'Union européenne, comme de la culture de céréales ou d'oléagineux, à sa distribution à la pompe, en passant par une élaboration où huile et éthanol seront transformés en produits d'appellation complexe, mais plus conformes aux normes, toute la filière fonctionne de la façon la plus capitaliste. Sa seule faiblesse provient du facteur qu'elle ne maîtrise pas, une politique publique à laquelle il appartient de dire s'il vaut mieux employer ses subventions agricoles à produire du carburant plutôt que d'aller exercer une concurrence déloyale sur les marchés d'exportation, et si, lors de l'achat de celui-ci, il convient de payer des taxes sur des hydrocarbures importés plutôt que le coût d'une matière première de production locale.

la photopile, miroir des vanités

Le solaire, à l'inverse, en particulier dans sa noble déclinaison photovoltaïque, jouit d'une popularité à priori un peu surprenante, et bien supérieure à celle du simple panneau thermique dont l'usage massif dans certains pays, comme la Grèce, se révèle pourtant totalement pertinent. La photopile, le plus dispendieux et le plus inefficace des moyens utilisés à ce jour pour fournir de l'énergie au réseau électrique, n'offre pourtant guère d'autre avantage, contre ses concurrents, que la longue durée de vie de ses photopiles en silicium. Paradoxalement, cette technologie n'existe, et ne prospère, que grâce à sa rentabilité, puisqu'elle permet d'alimenter des installations de faible puissance et totalement isolées pour un coût bien inférieur à celui de leur raccordement au réseau, quand celui-ci est physiquement possible. La photopile, en somme, se trouve fort bien adaptée aux besoins modestes et ponctuels de bien des pays en développement, et parfaitement superflue sur les denses réseaux électriques européens.
Pourtant, par la seule magie de la subvention, le monde enchanté des énergies propres accueille désormais ce mode de production si particulier, dont les nobles kilowatts se mêlent maintenant, sur les lignes, à leurs cousins de la plèbe, fossiles ou nucléaires, dix fois moins chers à produire. Et il se gardera bien d'écouter le grand méchant loup, Total, un de principaux acteurs nationaux du secteur solaire, dont un document datant de février 2004 faisait remarquer que la production, par la technique photovoltaïque actuellement prédominante, celle du silicium cristallisé en couches épaisses, de la même quantité d'énergie qu'une unique turbine à gaz de 300 MW impliquerait l'emploi de la totalité de la production annuelle mondiale de silicium de qualité électronique. Il ne prêtera pas plus son oreille aux vilaines fées, économistes ou techniciennes, pour lesquelles l'utilisation rationnelle de l'énergie solaire implique de diviser par quatre le coût de production de ses capteurs, et donc de recourir à des technologies totalement neuves, telles l'utilisation de polymères, qui n'existent aujourd'hui qu'à l'état d'ébauches et auxquelles il est urgent de consacrer en priorité les lourds investissements nécessaires.

La mère nature, de plus, ne se montre guère accommodante, en répartissant de manière relativement inégale ses intensités solaires : même si, sauf la nuit, la transformation en électrons des photons traversant les couches nuageuses reste toujours possible, la quantité d'énergie reçue varie, pour l'Europe, de 4 kW/h par mètre carré et par jour en Andalousie, à moins d'1 kW/h pour l'est de l'Allemagne. Pourtant, c'est ici que fleurit une étonnante spécificité locale, le Solarpark, oû l'on se bat, entre Länder, à coup d'inaugurations et de photopiles  : 33 500 modules en septembre 2004, avec Shell Solar en maître d'oeuvre, à Espenhain près de Leipzig, 22 500 au même moment, sous l'égide de BP Solar pour la voisine Sachsen-Anhalt, ou encore 32 740 dès décembre 2002 en Bavière, près de Regensburg, soit trois fois plus que les 10 500 panneaux de Passau, et beaucoup moins que les 50 000 de la future centrale sarroise de Göttelborn.
On comprend bien que le souci écologique n'a rien à voir avec ces installations : si tel était le cas, il aurait fallu investir les 20 à 30 millions d'euros consacrés à chacune d'elles en Andalousie, où elles auraient pu produire quatre fois plus d'énergie. Si ces subventions, par lesquelles on rachète le courant solaire au prix de 48 centimes du kW/h, soit dix fois le coût auquel EDF facture, en heures creuses, le kW/h aux particuliers, peuvent aussi parfaitement s'analyser comme un transfert de fonds publics vers des investisseurs privés, puisque, pour la seule année 2004, les propriétaires d'actions SolarWorld ou SOLON ont vu la valeur de leur investissement multipliée par 4,7, on ne peut s'empêcher d'y voir avant tout le paiement, au propre comme au symbolique, de réparations. Et si, à Regensburg, la centrale remplace un ancien dépôt à munitions de l'OTAN, si, à Göttelborn, on l'a installée dans une vieille mine de charbon, nulle part cette dimension ne s'exprime mieux qu'à Espenhain, où les panneaux, montés sur une structure de bois, prennent place dans le déversoir des cendres d'une ancienne mine de lignite, le plus polluant des combustibles fossiles, et le plus utilisé dans l'ancienne RDA. Aujourd'hui, dans le verre de ses photopiles se reflète, à la place d'une exploitation de charbon brun, un magnifique éléphant blanc.

le grand totem blanc

Mais ce que les écologistes aiment par dessus tout, c'est cet objet d'une technicité affirmée sans être provocante, juste de quoi se sentir un petit peu moderne, toujours immaculé, et tellement plus propre qu'un poêle à charbon, effilé comme un avion, aérien comme un brave navire à voiles : l'éolienne. L'histoire commence au Danemark, dont les zones côtières du nord et de l'ouest figurent parmi les plus ventées d'Europe, tout en restant densément peuplées. D'une topographie aussi plate que son voisin néerlandais, moins bien pourvu en hydrocarbures même si sa production dépasse largement ses besoins, privé de charbon et d'hydroélectricité, le Danemark, en matière de production d'énergie, éprouve quelques difficultés à présenter un bilan écologiquement favorable, et compte donc au nombre des gros producteurs de gaz carbonique, d'autant que ses besoins en énergie, thermique en particulier, ne diffèrent pas fondamentalement de ceux de ses voisins scandinaves qui disposent, eux, des vastes gisements hydroélectriques de leurs lacs et de leurs montagnes.
En conséquence, l'usage des éoliennes s'y est fortement développé à partir de la fin des années 80 et selon des formes radicalement opposées aux usages nationaux puisque, bénéficiant d'un précoce système de subventions et de prix garantis, celles-ci appartiennent pour l'essentiel à des particuliers et à des coopératives constituées pour l'occasion. Ainsi le Danemark a-t-il su le premier mettre à profit sa seule source significative d'énergie renouvelable, ce qui lui permet aujourd'hui, avec la puissance industrielle des Vestas Wind Systems ou des Bonus Energy, lesquels exportent l'essentiel de la première production mondiale d'aérogénérateurs, avec la satisfaction aux objectifs européens en matière d'émission de polluants et d'utilisation d'énergies nouvelles, et avec la considération qui entoure maintenant ce petit pays auparavant surtout connu pour la qualité de son design et la productivité de son agriculture intensive, de toucher les dividendes qui récompensent les pionniers.

Mais plus que de pionnier, le Danemark sert maintenant de modèle, avec son parc éolien qui, désormais, représente en gros un sixième de ses capacités de production d'électricité, donc bien plus que n'importe quel autre pays européen. En d'autres termes, il a déjà presque réalisé les objectifs que certains proposent pour l'Union européenne de 2020, et montre, au quotidien et en vrai grandeur, comment vivre sous la dépendance du vent, et ce d'une manière d'autant plus claire que les informations nécessaires, venant du gouvernement comme des grands distributeurs, Eltra ou Elsam, sont publiées avec une remarquable franchise.
Ainsi peut-on, mois après mois, et grâce à l'Autorité danoise de l'énergie, suivre l'évolution de la production et de la consommation d'électricité du royaume. Même si, débutant en janvier 2000, la série reste un peu courte, elle offre malgré tout un aperçu de l'instabillité générée par l'éolien : là où la consommation suit un cycle classique avec, pour 2004, un creux en juillet avec 2438 GW/h, et un pic en janvier avec 3375 GW/h, soit un rapport de 1 à 1,38, la production des aérogénérateurs varie, elle, de 354 GW/h à 730 GW/h, donc dans une proportion de 1 à 2,06, sans, bien sûr, qu'il soit possible d'établir une corrélation étroite entre production et besoins. Encore 2004 fut-elle plus généreuse que sa devancière, qui connut un creux de 227 GW/h en février, mois de forte consommation où l'éolien couvrit 7,4 % des besoins du pays. Mais ces statistiques, agrégées à un niveau national et sur une période mensuelle, procédant donc à une compensation automatique des écarts, ne rendent absolument pas compte du calvaire quotidien que subissent les gestionnaires du réseau, réglementairement contraints à fournir la quantité de courant nécessaire dans la qualité requise à partir de sources aussi instables.

Cette instabilité, on la suivra en direct, grâce à la carte, mise à jour chaque minute, que fournit Eltra, l'opérateur de la partie occidentale du Danemark, lieu d'élection des aérogénérateurs. Celle-ci affiche les statistiques de production, détaillées en fonction de leur origine, conventionnelle ou éolienne, ainsi que la consommation des abonnés d'Eltra, et ses échanges avec les pays voisins. Au choix, on interprétera ces chiffres comme un hommage permanent au sang-froid et au savoir-faire de ses régulateurs, comme une invitation pressante à ne pas aller plus loin dans l'impasse éolienne, ou comme un grand moment d'humour involontaire.
Il suffira d'y accorder, pendant quelques jours, une attention distraite, pour prendre la mesure des contraintes insupportables qu'entraîne l'usage intensif de l'électricité éolienne : ainsi, le 3 mars 2005 en fin d'après-midi, la production éolienne tombe à 52 MW, soit 1,6 % de la consommation totale ; le lendemain à 13h30, elle atteint 1270 MW, et représente 42 % du total : en moins d'une journée, la production a donc varié dans un rapport de 1 à 24. Pour faire en sorte que ces éoliennes ne servent pas uniquement à décorer le paysage, et utiliser le courant qui en sort, Eltra se trouve contrainte de mettre en oeuvre une stratégie à deux niveaux. Localement, elle doit maintenir en permanence, quelles que soient les conditions de vent, une capacité de production classique au moins égale aux quatre cinquièmes des besoins : ainsi, le 11 mars 2005 à minuit, l'heure la plus creuse, ses clients consommaient 2175 MW, et les éoliennes produisaient 1565 MV. Pourtant, les moyens de production classiques étaient mis à contribution à hauteur de 2066 MW.
Et pour employer les excédents et combler les déficits, Eltra recourt aux échanges avec ses voisins dans une proportion gigantesque. Systématiquement, elle exporte plus de 1000 MW vers l'Allemagne et, le plus souvent, importe plus de 500 MW de Norvège ; tantôt importatrice, parfois exportatrice, et dans des volumes plus faibles, la Suède joue le rôle de l'ultime degré de liberté.

Le Danemark, en d'autres termes, applique, en quelque sorte, la stratégie du passager clandestin, récupérant pour son seul profit les avantages de son précoce choix éolien, reportant sur ses voisins la charge d'équilibrer sa production. Sauf que, avec un marché libéralisé, rien ne lui garantit que ses excédents éoliens, dont le volume, la date à laquelle ils seront disponibles, la période pendant laquelle ils pourront être exportés, sont, dans les faits, imprévisibles, trouveront preneur à bon prix, pas plus qu'il n'est assuré que ses besoins à l'importation ne surgiront pas précisément au moment où le courant est le plus cher. Il se pourrait même que, le plus souvent, et parce que ses voisins, en particulier l'Allemagne, autre grosse utilisatrice d'éoliennes, se trouveront dans la même situation météorologique que lui, le pire arrive.

l'hiver éolien

Au même titre que la Grande-Bretagne, le Danemark figure donc parmi les pays les plus venteux d'Europe ; il dispose en outre d'une topographie plane qui s'étend au delà de ses limites terrestres, puisque son premier parc éolien maritime, Horns Rev, s'appuie sur des fonds dont la profondeur varie entre 6 et 14 mètres, d'une forte densité de population et d'une taille modeste, grâce auxquelles le transport de l'électricité des lieux de production aux agglomérations consommatrices se révèlera beaucoup moins problématique que si l'on cherche à alimenter Londres à partie du vent des Highlands. En d'autres termes, le Danemark, sur l'éolien, cumule les avantages, et aucun autre pays européen, à commencer par son voisin allemand, ne peut connaître de conditions aussi favorables.

En Allemagne, quand le vent souffle, c'est souvent à proximité du Danemark, donc en Basse-Saxe et au Schleswig-Holstein, et pour le plus grand malheur d'E.ON, la compagnie d'électricité qui dessert, jusque dans la lointaine Bavière, le centre du pays. Sa filiale de transport et de distribution, E.ON Netz, publie un cahier de doléances intitulé Wind Report 2004, dont les seize maigres pages démolissent avec une sanglante sauvagerie la fiction d'un usage régulier et généralisé du courant éolien. Le hiatus entre une consommation répétitive, donc étroitement prévisible, et une production éolienne estimée grâce à des prévisions météorologiques beaucoup moins fiables, même à très court terme, dont E.ON a besoin pour évaluer la composante la moins fiable de ces prévisons approximatives, le vent, sa vitesse et sa durée, ne peut se voir comblé que grâce au maintien d'une capacité de production conventionnelle fournissant 80 % de la puissance des éoliennes. À cause du délai irréductible nécessaire au démarrage de ces installations de secours, l'électricien se voit contraint à maintenir en marche, en permanence, une capacité de réserve équivalente à 60 % de la production éolienne. Et tout cela, bien sûr, marche au charbon, ou au fuel, puisqu'on ne veut plus du nucléaire. Ainsi va l'éolien, en temps normal ; malheureusement, avec, par exemple, une quantité d'énergie qui, début mai 2003, couvre 32 % des besoins d'E.ON, pour tomber, deux jours plus tard, à 2 %, la normalité en la matière relève de la pure fiction, statistique en l'occurrence, et de l'illusion démagogique d'une distribution dont on ne garde que la moyenne en ignorant volontairement son écart-type. Après tout, pour obtenir une bonne approximation de la production électrique moyenne d'une ferme éolienne, on a besoin de mesurer durant trois ans la vitesse du vent sur le site choisi ; pour une turbine à gaz, il suffit de lire la fiche technique.
Mais, en matière de météorologie, l'exceptionnel est aussi rare qu'inévitable : ainsi en a-t-il été de la vague de chaleur de 2003, durant laquelle, du 28 juillet au 12 août, soit pendant 16 jours consécutifs, les éoliennes d'E.ON ont fournit, au mieux, 17 % de leur capacité nominale, et, au pire, zéro. L'anticyclone reste le seul système météorologique relativement stable, donc prévisible, mais sa principale caractéristique, d'un point de vue énergétique, est l'absence de vent. En d'autres termes, le seul moment où l'on peut prévoir le vent avec une certaine fiabilité, c'est quand il n'y en a pas. Et le pire arrive lorsque, périodiquement, l'anticyclone sibérien vient s'installer au dessus de l'Europe occidentale, comme à la fin décembre 1996, où l'on releva des pressions supérieures à 1040 hPa sur le Danemark et l'Allemagne du nord, précisément là où, aujourd'hui, tournent les éoliennes, avec l'isobare des 1015 hPa rejeté loin au dessus de l'Atlantique nord. La période de froid intense, avec des températures nocturnes atteignant -12° sur l'ouest de la France, s'étendit du 24 décembre au 9 janvier. Pour des pressions de 1035 hPa, la vitesse du vent sera de l'ordre de 2,5 m/s ; quand celle-ci tombe en dessous de 4 m/s, les éoliennes cessent de tourner.

Naturellement, ces faits n'échappent pas à l'attention des promoteurs du courant éolien, qui proposent en particulier d'atténuer l'importance des fluctuations de production en renforçant la densité du réseau de distribution, interne comme transfrontalier. E.ON, contrainte par la réglementation à procéder sur ses propres deniers au renforcement de son réseau perturbé par l'électricité éolienne qu'elle est dans l'obligation de distribuer, se prépare ainsi à investir 200 millions d'Euros pour doubler ses lignes du nord de l'Allemagne, saturées, et incapables d'accueillir de nouvelles capacités éoliennes, et cela dans un délai incertain, et probablement relativement éloigné. On observera en effet avec intérêt la manière dont l'écologiste d'en haut réussira à persuader le militant de base d'accepter, pour le bien de ses chères éoliennes, la pose, à travers son champ, de ces nouvelles lignes à haute et très haute tension qui, d'habitude, déchaînent son hostilité.
Mais, une fois de plus, l'idée qui justifie ce développement du réseau relève de l'illusion statistique, puisque l'on suppose, avec un bon sens un peu frustre, que l'absence de vent au bout d'une ligne pourra toujours être compensée par son excès à l'autre bout. Le plus souvent, sans doute, on tombe juste ; mais pour assurer la meilleure sûreté possible, il faut disposer d'un territoire où les zones venteuses sont suffisamment distantes les unes des autres pour pouvoir bénéficier, en général, de conditions météorologiques distinctes. Malheureusement, en Europe, seule l'Espagne, avec la Galice, le Pays Basque, l'Aragon et l'extrême sud de l'Andalousie, répond à ces critères. La concentration d'éoliennes sur le Danemark, le Schleswig Holstein et la côte de Basse-Saxe, à l'opposé, fait courir le risque d'un fonctionnement sur le mode du tout ou rien.

On pourra, de plus, mettre à profit l'expérience, beaucoup plus ancienne, acquise dans l'utilisation d'une autre source imprévisible de génération d'électricité : l'eau. On considère pourtant que, grâce aux grands barrages, celle-ci représente le seul moyen pratique de stocker cette énergie ; mais malheureusement, on a depuis longtemps oublié la magie qui permettait de commander la pluie. Et lorsque les précipitations manquent, la production d'hydroélectricité risque d'en être fortement affectée : en Espagne, pour reprendre les chiffres de la BP Statistical Review of World Energy, celle-ci a atteint 9,9 millions de Tep en 2001 pour tomber à 6 millions en 2002, avant de retrouver le niveau de 9,9 millions en 2003. Et en Norvège comme en Suède, où cette source d'énergie est dominante, les fluctuations, d'une année sur l'autre, peuvent atteindre les 20 %.
Rien n'interdit, en d'autres termes, et l'été 2003 peut, ici encore, faire référence, d'imaginer une situation de sécheresse anticyclonique prolongée qui, cumulant une absence de production d'électricité éolienne, un déficit d'hydroélectricité, et une réduction de la production thermique ou nucléaire pour cause de refroidissement insuffisant des centrales, conduirait toute l'Europe à la catastrophe. Tel est le risque à se placer sous la dépendance des éléments, et plus encore sous celui du plus capricieux d'entre eux, le vent : si, autrefois, on ne trouvait pas grand mal à attendre quelques jours pour aller faire moudre son grain, et si les calmes plats faisait partie du risque du marin, imaginer sincèrement que l'énergie éolienne puisse contribuer massivement à la fourniture d'électricité dans un système économique et social qui ne peut supporter d'en manquer une seule seconde, relève de la pure folie.

Denis Berger 14 mars 2005

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