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LA GUERRE DU BITUME I – La hargne des patineurs | |
« La mairie de Paris, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s'oppose à nos désirs. La Guerre du Bitume est l'histoire de ce monde. »
Désormais, tous les vendredi soirs, en s'aventurant à la nuit tombée dans les rues de Paris, on risque, à un croisement quelconque, une périlleuse rencontre : une horde regroupant plusieurs milliers de patineurs à roulettes, assez souplement encadrés de jeunes gens en gilets jaunes visiblement auto-investis de prérogatives de force publique, dévalant les pentes à une allure périlleuse, pour eux-mêmes aussi bien que pour ceux qui se trouvent malencontreusement amenés à croiser leur route. La surprise et l'incrédulité l'emportent d'abord, à l'idée que les autorités puissent ignorer, ou, pire, laisser faire, un tel déploiement de forces, à l'évidence illégal. Puis, à mesure que les minutes et les patineurs défilent, le doute s'installe : la queue du cortège, occupée par la voiture-balai de la Croix Rouge et un fourgon de police sans doute chargé de faire comprendre aux piétons, cyclistes, motards ou automobilistes récalcitrants l'intense plaisir qu'ils viennent d'éprouver à rester bloqués pendant vingt minutes, permet de le lever ; l'exhibition dont on vient d'être un spectateur forcé est bel et bien cautionnée par les autorités municipales. De manière générale, les routes et les rues
remplissent une fonction qui n'a guère évolué
depuis leur origine : faciliter les déplacements des
choses et des gens. Le plus souvent, les exceptions à cette
règle, le stationnement des véhicules par exemple, sont
soumises à diverses limitations, voire simplement interdites.
Et indiscutablement, les divers modes d'appropriation de ces espaces
publics à des fins ludiques ou politiques entrent dans la
catégorie des exceptions, et sont à ce titre fortement
encadrés. La randonnée des patineurs tranche totalement avec ce fonctionnement traditionnel, et cela pour une raison évidente : réunissant, aux dires de ses organisateurs, et sans doute aussi de la police puisque, là, celle-ci participe, jusqu'à 10 000 manifestants lors des belles soirées de juin, se déployant sur une boucle de 25 km dont le parcours occupe plus de trois heures, et réitérée tous les vendredi soirs, elle enfreint brutalement et radicalement tous les principes de cohabitation exposés plus haut, au point de revendiquer, de facto, l'usage répété et, sinon exclusif, du moins prioritaire, dans une capitale rassemblant plus de deux millions d'habitants, des voies de circulation qu'il lui plaît d'emprunter. | Elle pousse, en d'autres termes, l'appropriation privée, et purement égoïste, au bénéfice d'un groupe de plus en plus étoffé, mais toujours extrêmement spécifique, de l'espace public à un niveau jamais atteint. On imagine qu'on n'arrive pas là immédiatement, ou par
hasard : renseignements pris, ces excursions vespérales
sont l'oeuvre d'une association apparue dans le sillage des grèves
de l'hiver 1995, qui ont vu la promotion du patin à roulettes
comme moyen de transport de substitution. Entamées en dehors
de toute contrainte légale, elles ont bénéficié
de l'habileté de leurs organisateurs, qui ont su utiliser leur
pouvoir de nuisance pour péréniser cette situation :
cherchant assez rapidement un accord avec les autorités, ils
devaient refuser un premier compromis. On les comprend :
celui-ci visait à leur imposer un parcours uniforme, et une
prise en charge des frais d'encadrement des excursions par les
excursionnistes eux-mêmes, ou, en d'autre termes, à
assurer l'information du public, et à faire en sorte que
celui-ci n'ait pas, de surcroît, à payer pour des
amusements privés. Reste une question lancinante : quel est donc ce passe-partout qui
ouvre presque sans difficulté la forteresse de la Préfecture ?
Il est assez ordinaire : les privilèges de classe. Dans
l'association qui organise ces randonnées, le président
est ingénieur informaticien, le vice-président chef de
publicité agence, la trésorière
docteur-ingénieur. « Ils
rigolaient d'Ortega y Gasset parce qu'ils étaient les maîtres
de la terre et que cela leur donnait le droit d'être
ironiques. »
Denis Berger 15 avril 2003 |
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