Philippique

LA GUERRE DU BITUME II – Les fortifications de l'Hôtel de Ville

« La mairie de Paris, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s'oppose à nos désirs. La Guerre du Bitume est l'histoire de ce monde. »

 

Kenneth Livingstone, Ken le Rouge de son nom de guerre, maire de Londres, aime les solutions radicales. Pour réduire les encombrements au centre de sa cité, il a choisi d'en interdire l'accès aux voitures particulières, en le grevant d'une taxe d'un coût dissuasif. Mais c'est aussi un pragmatique, qui a eu l'intelligence de ne bannir que cette catégorie-là de véhicules à moteur, et de laisser passer ceux qui n'engorgent pas les rues : les deux-roues. Six mois ont suffit pour que la mesure, avec une baisse de 16% du nombre des véhicules en zone interdite, fasse ses preuves, au point que, les usagers préférant se tourner soit vers les transports en commun, soit vers les taxis et deux-roues, dans la proportion approximative de deux tiers pour les uns, un tiers pour les autres, les recettes de la taxe se révèlent bien inférieures aux attentes. On imagine que ce n'est pas une mauvaise nouvelle pour tout le monde. D'autres ont obtenu un résultat équivalent avec une solution moins complexe : dans le centre de Bâle, on ne voit presque pas de voitures, sans qu'il ait été besoin de les interdire. La raison en est simple : il est impossible de les garer. Mais cette ville intellectuelle, universitaire et nocturne dispose d'un réseau de transports public dense et ouvert tard le soir, et les deux-roues sont accueillis sur un mode strictement égalitaire dans les nombreux emplacements réservés à leur stationnement : d'un côté, les moteurs thermiques, de l'autre, la propulsion animale.

A l'opposé, et droit dans sa ligne d'un traitement purement idéologique de difficultés réelles, la Mairie de Paris a opté pour une solution bien plus dans la tradition locale, en édifiant aux seuls frais du contribuable parisien un ensemble chaque jour plus impressionnant d'ouvrages d'art qui méritera bien un jour d'entrer dans l'histoire sous le nom de ligne Delanoë. On a déjà évoqué dans ces colonnes la mesure la plus visible du dispositif : ces couloirs d'autobus élargis et fortifiés qui, sous prétexte de faciliter la circulation des bus et taxis, diminuent d'un tiers l'espace laissé aux autres usagers. Dans ces couloirs, les cyclistes sont admis ; les deux roues motorisés, même les cyclomoteurs que le Code de la Route assimile pourtant aux vélos, et qui n'occupent pas plus d'espace qu'eux, sont interdits. Qu'ont donc de si particulier les cyclomoteurs, scooters et motos parisiens qui leur vaille ce bannissement inconnu de Bâle comme de Londres ?

Le caractère en apparence irrationnel de cette phobie du moteur, le manque de justification à cet amalgame entre deux catégories de véhicules que tout oppose, surprend au point de rendre méfiant : ne nous cache-t-on pas quelque chose ? Les aléas physiques de la circulation sur deux roues à Paris renforcent le doute : est-ce un hasard si la période estivale offre, sous prétexte du remplacement d'une chaussée usée où, pendant de longues semaines, le revêtement est laissé à nu, mettant au jour un lit de trous et de gravats dont personne ne songe à signaler la dangerosité par un simple panneau, l'occasion de tester à l'improviste les capacités au tout-terrain de sa routière ?

Si, a contrario, on laisse prospérer les nids d'autruche qui agrémentent ici et là les grands axes et permettent de confirmer, pour le plus grand malheur de son dos et de ses amortisseurs, que, très profondément enfouis sous le bitume, il y a les pavés ? Si, une fois le nouveau revêtement en place, et les trous rebouchés, on s'arrange pour laisser subsister des différences de niveau et des saillies longitudinales qui permettent, elles, une périlleuse expérimentation des aptitudes de sa monture au franchissement des dévers, et, chez le conducteur de celle-ci, un contrôle certes inopiné mais finalement salutaire du sens de l'équilibre ?

Un document récemment publié, le bilan 2002 des déplacement à Paris, vient enrichir l'hypothèse qui point. Bien loin des 16% londoniens, l'avalanche de travaux poliorcétiques déclenchée par l'actuelle municipalité s'est traduite par une réduction de 3% de la circulation automobile dans la capitale. Cette baisse n'a pas profité aux vélos, dont l'usage baisse de 4%, et fort peu aux transports en commun qui, à l'image du bus avec sa piteuse croissance de 1,1%, n'ont pas attiré les masses. Avec un désolant bon sens, celles-ci ont préféré, faute de voiture, se tourner vers un autre moyen de transport personnel : le deux-roues à moteur, dont les 8% de croissance ont de quoi faire des envieux, et des jaloux.

Toutes les grandes cités ont un ennemi commun : les déplacements individuels en automobile, consommateurs de temps et d'espace, producteurs de gaz nocifs et de particules délétères. Ennemie du pragmatisme, adepte de la stigmatisation et de l'excommunication des mauvais citoyens qui s'obstinent à préférer arriver à l'heure au travail plutôt que d'utiliser un réseau de transports public parfaitement inadapté à leurs besoins de banlieusards, l'administration parisienne a, pour se prémunir face à une possible défaillance de cette tactique symbolique, opté de surcroît pour la stratégie militaire de ceux qui ont du temps, et de l'argent des autres : la guerre de positions. Les pièges qu'elle met en place attrapent indistinctement les voitures et les deux-roues, et, contre ces derniers, cette insolente solution aux encombrements absolument contraire à la doctrine officielle de la mairie, tous les moyens sont bons.

L'insuccès de la première phase du plan de fortification municipal se résout, comme toujours, par une fuite en avant, et une amplification du dispositif : les lignes d'obstacles sont désormais flanquées de bastions, ces îlots réservés au plan de circulation volontairement si complexe qu'il vise, pour le plus grand profit des quartiers voisins, à éloigner toute espèce de véhicule, et accompagnées de no man's lands, avec ces bandes blanches parallèles qui courent au milieu des boulevards, et n'ont d'autre but que d'interdire aux deux-roues de doubler réglementairement, par la gauche, les files de voitures. Le tramway qui viendra ceinturer la ville et la sanctifier dans ses limites actuelles mettra un point final au dispositif en lui offrant, presque à l'emplacement exact des anciennes, ce qu'elle attendait depuis si longtemps : une nouvelle ligne de fortifications, un cercle de fer où rouleront des trains étroitement surveillés, et qui la protégera des barbares de banlieue.

 

Denis Berger 30 octobre 2003

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