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LA GUERRE DU BITUME III – L'élégance sur deux roues. | |
« La mairie de Paris, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s'oppose à nos désirs. La Guerre du Bitume est l'histoire de ce monde. »
L'élégance du motard n'est pas dans son costume. Certains auront connu l'époque où la veste imperméable d'usage obligatoire, un coton huilé de couleur noire que l'on présentait comme d'autant plus efficace qu'il était plus sale, portait comme dénomination générique le nom de son plus célèbre fabricant, aujourd'hui seulement synonyme de vieux chic britannique : barbour. Depuis, le développement de nouvelles fibres synthétiques, où l'on accorde visiblement moins d'importance à la solidité du fil qu'au clinquant de son appellation, aussi bien que l'extension continue du champ de la normalisation européenne, ont changé la donne. Mais, entre les empiècements de tissus techniques, les renforts homologués CE aux coudes et aux épaules, et la surenchère sur les empilements de poches, le vêtement du motard moderne possède une esthétique de cuirassé. Ne parlons pas, l'hiver venu, du traitement que certains se permettent d'infliger à leur monture, en l'équipant d'un tablier et de manchons fourrés, coupés dans une imitation de cuir dont l'odeur seule suffit à faire fuir les esprits sensés. Même la plus décrépie des MZ ne mérite pas une telle injustice. Par nécessité, puisqu'il dépend plus qu'aucun autre des lois de la physique, aussi bien que par souci esthétique, l'élégance du motard se concentre dans sa posture. Et, on doit l'avouer, disposant pour ce faire de l'engin idéal, il en profite : quoi de mieux pour impressionner les foules, qu'un démarrage en courbe où, tout en envoyant une bonne giclée de gaz, on laisse négligemment traîner son pied du côté opposé à l'inclinaison ? Quoi de plus gratifiant pour l'ego qu'un virage pris en déportant tout le corps et en écartant le genou, pour singer les Valentino Rossi à trente-deux kilomètres à l'heure ? Quoi de plus chic, là où le peuple se contente des chromes à l'américaine, ou des blocs-moteurs brutalistes à la japonaise, que de piloter un engin léger qui se glisse subtilement au milieu des encombrements ? Le motard n'a pas le choix : toujours rare même dans les villes les plus engorgées, toléré par les usagers ordinaires, méprisé des pouvoirs publics, sa tactique de survie relève de la guerilla : un peu d'intimidation, à son corps défendant, et beaucoup de souplesse. Du moins peut-il, depuis quelque temps, intégrer dans ses maigres bataillons un revenant, le scooter, et avec celui-ci une population nouvelle, beaucoup moins typée et, accessoirement, nettement plus féminine. |
Car il suffit, venant humblement faire entretenir sa très ordinaire Honda par un concessionnaire par ailleurs spécialiste de la vieille anglaise, d'avoir attendu une demi-heure la fin d'une conversation expliquant avec force détails comment adapter à l'arrière le garde-boue avant d'un monocylindre Velocette - si tant est que l'on ne commette pas là un humiliant pléonasme - pour comprendre à quel point l'atelier d'un motociste resta pendant longtemps un lieu intrinsèquement a-féminin. Heureusement, ces temps sont révolus : le scooter, ce passe-partout qui joue les automobiles sur deux-roues, monte en cylindrée, et quitte donc l'atelier du réparateur de vélos pour celui du motociste, apportant un peu d'animation dans un milieu si ennuyeusement masculin. Au grand étonnement sans doute de chacune de ces populations, motards endurcis et femmes actives se croisent désormais dans les mêmes sous-sols, rituellement encombrés de vieux pneus, de résidus d'huile et de véhicules invendables. L'observateur attentif trouvera là, aussi bien que dans ses déplacements quotidiens, l'occasion d'enrichissants croquis ethnologiques. Car, à l'évidence, les tenues restent radicalement différentes : là où les hommes ont souvent adopté les vêtements des motards, d'usage pourtant spécifique, et au coût parfois dissuasif, et même si, par ailleurs, le costume reste de rigueur dans certains quartiers, les femmes gardent le plus souvent, pour le plus grand amusement des esprits sarcastiques, leurs habits de ville. Leur apprentissage, dans ce combat quotidien qui n'accorde pas de droit à l'erreur, et où le souci vestimentaire doit privilégier la sécurité au détriment de l'apparence, risque de se révéler rude. Dans la guerre du bitume, là où la cavalerie lourde du motard expérimenté sait assurer sa défense, et limiter ses risques, les conducteurs de scooters, eux, les plus jeunes en particulier, ferraillent en enfants perdus. Denis Berger 25 février 2004 |
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