Philippique

LA GUERRE DU BITUME IV – Le roi de la jungle urbaine.

« La mairie de Paris, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s'oppose à nos désirs. La Guerre du Bitume est l'histoire de ce monde. »

 

Vilfredo Pareto définissait la sociologie comme science des actions non logiques. Sociologue, il convient donc de l'être pour comprendre les ressorts de l'usage constant que font, en ville, les conducteurs de ce véhicule tout-chemins dont la dénomination même indique qu'il est adapté à tout, sauf à un usage urbain : le 4x4. La rationalité voudrait en effet que l'on privilégie pour ce type de déplacement, et à condition de s'en tenir frileusement au strict fétichisme de la carrosserie, le véhicule le plus petit, le moins gourmand en espace et en carburant et, de préférence, le moins polluant. En somme, l'antithèse absolue du 4x4. Une explication pseudo-scientifique voudrait voir dans ce choix la marque de l'ordinaire m'as-tu-vu, ce petit vandale social si mal assuré de son statut qu'il doit le confirmer au prix d'une transgression mineure, du petit dernier dans la famille des nouveaux riches, dédaignant l'habituelle berline allemande, trop austère et désormais trop répandue, voire d'une bestialité paléolithique, dont l'imaginaire ne trouve son exutoire que dans la possession de la plus grosse. Il n'en est rien. Ou, plus précisément, ce que l'usage du 4x4 urbain traduit du comportement de son propriétaire, c'est sa nature de grand fauve ; sa voiture n'est rien d'autre que l'instrument qui lui permet d'assouvir son instinct millénaire : la chasse.

Fatalement, comme ses congénères ours polaire ou tigre du Bengale, il lui a bien fallut s'adapter au développement urbain, qui envahit progressivement ses territoires. Et on comprend facilement que chien et chat domestiques ou semi-sauvages, pigeons en surnombre ou moineaux en voie de disparition ne puissent guère représenter des proies tentantes pour ce grand prédateur, lesquelles ne finiront sous ses roues que faute de mieux. Il lui faut un gibier à sa mesure, vif, malin, difficile à atteindre car se déplaçant généralement sur un espace protégé, dangereux à chasser car jouissant d'une absurde protection légale, comme si cette espèce surabondante était menacée d'extinction : l'homme. Bien sûr, comme dans la savane, plutôt que de s'attaquer au puissant rhinocéros ou au massif éléphant, le roi de la jungle urbaine délaissera les automobiles, s'enfuiera à l'approche de l'autobus, et préférera le cycliste, le motard ou le piéton. Il ne fait ainsi, en s'attaquant aux faibles, que jouer dans l'ordre des choses son rôle de prédateur.

Et l'on doit à la vérité de reconnaître qu'il remplit sa fonction avec application. Voilà pourquoi il juge si souvent indispensable de compléter son pare-chocs d'un pare-buffle, cette protubérance métallique dont la pertinence en zone urbaine dépasse l'entendement superficiel. En fait, cet accessoire se justifie par sa fonction secondaire, puisqu'il est, en cas de choc, mortel à coup sûr pour le passant qui en est victime.

Chasseur conscient de ses responsabilités, le conducteur de 4x4 s'équipe là d'un outil qui lui permet d'achever son gibier, proprement, rapidement, et sans faire souffrir la bête. Il démultiplie ainsi son utilité sociale, lui qui, comme tout prédateur, se doit avant tout de prélever son tribut parmi les individus âgés ou malades. Indirectement, par la pollution qu'il génère, aggravant ainsi les maladies respiratoires, ou directement, d'un coup de pare-buffle, il apporte ainsi une contribution marginale mais significative à la régulation du développement explosif de cette espèce que l'on sait prolifique : les vieilles dames.

On comprend que, trouvant à son goût ce nouveau territoire peuplé en abondance de proies faciles, le 4x4 y fasse souche, et des petits, avec l'apparition soudaine de ce véhicule à l'origine encore plus rurale, puisque les fabricants japonais de l'engin ne l'homologuent que pour un usage agricole, le quad. Un vague carénage tenant lieu de carrosserie, quatre gros pneus crantés comme sur un 4x4, une selle, un guidon et un monocylindre empruntés aux motos tout-terrains, et la nouvelle portée peut faire ses premières armes dans un milieu où son usage se révèle totalement saugrenu. Ses premiers pas seront d'autant moins assurés qu'il conjugue les performances du cyclomoteur à la maniabilité de l'autobus, et se retrouve souvent entre des mains qui, retirant une fallacieuse sécurité de la présence de quatre roues, n'ont jusque là jamais tenu de guidon.

Trop large pour se glisser entre deux voitures, trop bas pour être aperçu des conducteurs de véhicules ordinaires, et a fortiori de ceux qui sont haut perchés au volant de leur 4x4, poussant parfois l'absurde au point de contester aux motos leur capacité à se garer innocemment sur un bout de trottoir, l'acclimatation urbaine du quad se montrera à coup sûr bien plus problématique que pour son devancier. Et gageons que, le roi de la jungle ne négligeant pas, à l'occasion, de pratiquer le cannibalisme au détriment de sa progéniture, le quad aura bien vite l'occasion de compléter d'une nouvelle espèce le tableau de chasse du conducteur de 4x4.

Le quad, après tout, profitant de son originalité et de son faible coût d'achat, rendant, en somme, la vanité accessible à tous, prend le redoutable risque d'empiéter sur le territoire du grand fauve. Rien d'étonnant alors qu'il ne chasse rapidement de ses terres un concurrent par ailleurs si mal armé dans la lutte pour la survie. Il ferait ainsi, une fois de plus, oeuvre de salubrité publique. Et un jour, peut-être, quand sa contribution au bien commun sera enfin reconnue à sa juste valeur, le conducteur de 4x4 pourra-t-il, comme dans la tradition de la chasse au gros gibier, orner le capot de son véhicule des dépouilles de ses proies, casque de cycliste, béquille d'invalide.

Denis Berger 4 avril 2004

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