Politique

Les morts de la guerre des prix

Longtemps, la contestation de l'indice des prix à la consommation établi par l'INSEE resta une pratique propre à la CGT ; à l'époque de l'inflation et des salaires indexés les méthodes de calcul de la centrale, comme le gonflement systématique des arrondis analysé par Jean-Paul Piriou, lui permettaient d'asseoir ses revendications salariales sur un argumentaire qu'elle pouvait présenter comme scientifique. Logiquement, la fin de l'indexation entraîna celle de l'indice parallèle ; pourtant, cette contestation réapparaît aujourd'hui, selon des modalités, et avec des objectifs, en apparence, originaux.
Comme toute tentative de fournir une série statistique concurrente de celles que diffusent, avec l'antériorité, la compétence et les moyens techniques et financiers qui n'appartiennent qu'à eux, les organismes d'État, la résurgence d'une mesure parallèle, fournie cette fois-ci par un groupement de consommateurs, UFC - Que Choisir ?, dans une période où, à l'opposé des années 1980 qui virent fleurir l'indice CGT, l'inflation se maintient à un plancher, mérite que l'on y consacre une attention qui, sans doute, permettra de dévoiler bien des enjeux cachés.

la guerre des prix chez les autres

Ne pouvant bien évidemment, faute de moyens, concurrencer l'INSEE en termes de puissance, la stratégie des promoteurs d'un indice parallèle vise à contester la représentatitivité de l'indice officiel, insistant notamment sur un secteur particulier, les produits de consommation courante, panier de la ménagère dans le langage ordinaire, dont le poids dans l'indice INSEE sera considéré comme trop faible, alors que d'autres, les biens d'équipement domestiques par exemple, font l'objet d'un reproche inverse. Bien sûr, un tel choix est d'autant moins le fruit du hasard que les prix des produits appartenant à cette seconde catégorie connaissent, notamment si l'on prend en compte l'amélioration de leur performances, une baisse aussi significative que continue. Et indéniablement, dans cette catégorie, le domaine de l'équipement micro-informatique représente le prototype même du secteur dont les prix relatifs baissent considérablement, parce que les performances des produits s'accroissent très rapidement. Bien souvent, cette constatation génère un postulat implicite selon lequel, si le matériel en donne toujours plus, il le fait en gros pour le même prix, donc celui-ci évolue peu : la compétition entre les différents fabricants se livrerait alors sur le terrain de la technologie, pas sur celui des prix. Comme l'INSEE le précise, avec son calcul à qualité constante, l'amélioration des performances sans variation du coût conduira à une baisse de l'indice des prix. Ce postulat se trouve d'autant plus difficile à infirmer que, dans cet univers où les références changent sans cesse, où les usages évoluent très vite, et où bien des fabricants connaissent une existence brève, il paraît impossible d'analyser, sur plusieurs années, l'évolution d'un objet précis, sachant que sa durée de vie sera souvent inférieure à six mois ; en conséquence, ne trouvant matière à le réfuter, il ne reste plus, par défaut, qu'à y adhérer.

Or, une approche plus pragmatique, réduisant par désassemblage la complexité du micro-ordinateur, permet de suivre sans difficulté l'évolution du prix de ses éléments, et de l'un d'entre eux en particulier, qui se prête fort bien à l'analyse : le disque dur. Ce composant indispensable et qui, à l'exception de la hausse continue de sa capacité, ne change que lorsque les normes changent, conjugue une quantité significative d'électronique, et une mécanique d'une extrême précision, l'une comme l'autre lui étant absolument spécifiques.
En d'autres termes, sa fabrication est affaire de spécialistes, et, pour l'essentiel, au niveau mondial, ceux-ci se comptent désormais avec un peu plus que les doigts de la main : Western Digital, Maxtor, Seagate, Samsung, Fujitsu, et Hitachi. Les particularités des disques durs, fabriqués dans des salles blanches en très grande quantité selon des processus industriels très élaborés, dressent de hautes barrières à l'entrée, et stabilisent le marché : le dernier arrivé, et le plus petit, Samsung, dispose d'avantages qui lui sont propres, et qui restent assez peu répandus de par le monde. Aussi est-il fort instructif de suivre, sur quelques années, l'évolution du prix de vente au public chez un célèbre détaillant parisien d'un disque dur Maxtor, en retenant celui dont la capacité est la plus faible, laquelle évolution se trouve résumée dans le tableau suivant :

 199920002001200220032004
prix143 ¤130 ¤166 ¤105 ¤70 ¤65 ¤
indice10091116734946
taille4,3 Go8,4 Go20 Go20 Go40 Go40 Go

On constate que les performances, mesurées à sa seule augmentation de capacité, du même objet, le disque dur 5,25" Maxtor DiamondMax, ont connu une multiplication par dix en l'espace de six ans, réduisant d'autant son prix relatif. Mais le prix de l'objet lui-même, donc le chiffre d'affaires que Maxtor peut espérer réaliser en vendant une unité de son produit de base, a connu lui aussi une baisse substantielle, même si son évolution est moins linéaire : le prix, comme le montre son indice, varie peu entre 1999 et 2001, et connaît même une petite hausse : la tendance s'inverse brutalement à partir de 2002 et, en deux ans, il se voit divisé par deux. On conçoit facilement que la date de cette inflexion ne doit rien au hasard : tout se passe comme si, au moment de la forte croissance du marché informatique qui prit fin en 2001, les fabricants de disques durs avaient, au travers d'un effort technologique constant, réussi à maintenir leur marges, lesquelles se sont ensuite effondrées à partir de 2002. Il ne leur restait dès lors plus d'autre solution, pour demeurer sur un marché dont Quantum, puis IBM, l'inventeur de la chose, se sont retirés, qu'à compresser leurs coûts, et céder à la guerre des prix.

Entre fabricants de disques durs, la concurrence vise essentiellement, en particulier au travers d'une évolution technique constante, à maintenir tout le monde au même niveau : les normes sont par définition communes, la qualité est comparable, les achats sont très majoritairement effectués par des professionnels, et les produits sont totalement substituables. Dès lors, ne restent plus que deux variables d'ajustement : le coût du travail, et les bénéfices. Depuis un certain temps déjà, la production se concentre dans les pays à revenu intermédiaire, offrant une main d'oeuvre suffisamment qualifiée à un coût compétitif : Malaisie, Thaïlande, Singapour ; et, à l'image de Maxtor qui ferme une usine à Singapour pour la déplacer en Chine, elle abandonne les pays qui sortent par le haut de cette zone intermédiaire, au profit de ceux qui y entrent par le bas. Quant à l'évolution de sa rentabilité, elle se trouve résumée dans le tableau que voici :

 20002001200220032004
chiffre
d'affaires
2704 m$3765 m$3780 m$4086 m$3796 m$
bénéfice
net
33 m$- 646 m$- 334 m$102 m$- 182 m$

La forte augmentation du chiffre d'affaires entre 2000 et 2001 découle de l'absorption de Quantum. Comme on pouvait s'en douter, pour Maxtor comme pour ses concurrents, la guerre des prix se résoud en un cumul de pertes. Dans ce jeu, deux des trois parties perdent : les salariés, dont l'emploi est menacé tandis que leur rémunération stagne, et les actionnaires, qui encaissent les pertes. Et leurs difficultés ne profitent qu'au troisième larron, l'acheteur de micro-ordinateurs, ni salarié, ni actionnaire, et aujourd'hui encore essentiellement concentré dans le monde dit développé.

et à domicile

À l'abri des frontières communautaires, et dans le domaine des services, la guerre des prix sévit aussi, en particulier au travers de l'apparition récente, dans la distribution ou le transport aérien, de ces enseignes spécialisées dont elle constitue le seul fonds de commerce. Ainsi, la comparaison entre la plus connue des compagnies aériennes à bas coûts, Ryanair, et sa proche concurrente British Airways sera d'autant plus instructive que, utilisant toutes deux, en Europe en particulier, des avions dans le but de transporter des passagers, elles devraient a priori répartir leurs charges de manière comparable. Or, comme on le constate dans le tableau suivant extrait de leurs comptes pour l'année fiscale 2003-2004, il n'en est rien :

 British
Airways
Ryanair
frais de
personnel
30 %16 %
carburant13 %22 %
frais d'escale
et redevances
20,7 %32 %
amortissements9,5 %12 %
maintenance7,2 %5 %
frais
commerciaux
7,7 %2 %
affrètements1,9 %1,4 %
commissariat
et divers
13 %9,7 %

Dans le transport aérien aussi, les variables d'ajustement sont limitées : Boeing, Airbus ou Embraer pratiquent sans doute des remises en fonction de la taille des commandes, mais pas selon l'identité du client. Les contraintes réglementaires, les frais de carburant et une bonne part des taxes et redevances sont, eux aussi, inflexibles. À la marge, quelques ajustements restent possibles : ainsi, les frais commerciaux de Ryanair se montrent bien inférieurs à ceux de British Airways, mais leur influence globale reste minime. Beaucoup plus récente et très homogène puisqu'exclusivement composée de Boieng 737, la flotte de Ryanair génère des coûts d'entretien faibles, et son recours aux aéroports secondaires lui permet de réduire ses frais d'escale.
Mais, on le constate aisément à la lecture du tableau, l'essentiel n'est pas là, et tous les efforts de Ryanair pour gagner la guerre des prix tout en rémunérant ses actionnaires portent sur les frais de personnel. Non pas, au demeurant, que celui-ci soit particulièrement mal payé, si l'on en croit le rapport d'activité de la compagnie ; mais sa productivité, laquelle n'est jamais qu'un euphémisme visant à résumer les pressions qu'il subit, l'insuffisance de ses effectifs, ou l'élasticité de sa journée de travail, la plus forte de la branche, a augmenté, sur l'année, de 21 %..

Quant au secteur du transport aérien dans son ensemble, il connaît en 2004 sa quatrième année consécutive de pertes ; en Europe, sans même compter les morts, bien des compagnies, à l'image de SWISS, de SAS ou d'Alitalia, se trouvent toujours dans un état critique. Aux États-Unis, la situation est pire, les transporteurs qui ne sont pas encore en redressement judiciaire risquent de bientôt l'être, et seule surnage Southwestern Airlines, la championne des bas prix.

Sans doute, avec sa longue histoire de monopoles publics, ses très fortes contraintes réglementaires, son recours impératif à un personnel hautement qualifié, ses barrières à l'entrée, et un accès relativement libre à l'espace aérien qui le rapproche plus du transport routier que du ferroviaire, le secteur de l'aérien offrait-il à la fois de grandes capacités en matière de réduction des coûts, et un relatif obstacle à la recherche de ces réductions aux seuls dépens de ses salariés. On imagine facilement que, dans cet autre domaine d'activité dont la concurrence dans la surenchère à la baisse des prix représente le principal produit d'appel, la grande distribution, il en ira tout autrement. Malheureusement, aller au delà de la première impression se révèle extrêmement difficile, et la difficulté augmente à mesure que l'on se rapproche de ces magasins qui ne présentent d'autre attrait que les prix, et que l'on connaît sous la dénomination de "hard discount".

En effet, dans la liste des principales enseignes présentes sur le marché français, on ne trouvera que deux groupes cotés en bourse, Carrefour et Casino, soumis comme tels à de nombreuses obligations en matière de publication de comptes ; Auchan, société familiale pourvue d'un fort actionnariat salarié et émettrice d'obligations, publie également des rapports d'activité détaillés. Les autres, Leclerc, Intermarché, Système U, regroupements d'indépendants, dévoilent ce qu'il leur plaît d'annoncer : quelques pages chez Leclerc, pratiquement rien chez les autres. On comprend que, dans cette situation d'opacité totale, il soit facile pour un responsable remuant d'aligner les affirmations sans prendre le risque d'un démenti.

Pourtant, on trouve encore plus obscur chez les Aldi ou Lidl, ces entreprises invisibles et dont on ne parle que lorsque, en des termes tout à fait similaires, leurs salariés osent le faire. Mais, au fond, il suffit d'écouter les conversations des caissières de la grande distribution, exclusivement préoccupées de connaître les horaires de travail infiniment variables et fractionnés de l'une ou de l'autre, pour avoir une idée des contraintes qu'elles subissent.

les perdants

Quand, faute de posséder une marque attractive, ou de proposer des produits suffisamment spécifiques parce qu'ils sont protégés par un brevet, ou bien parce qu'un marché trop étroit, trop exigeant ou trop particulier réduit le nombre des concurrents, les entreprises ne sont pas en mesure de préserver leurs marges, la guerre des prix connaît son paroxysme. Et parce que les actionnaires resteront toujours plus mobiles que les salariés, ces marges que l'on ne peut plus trouver ailleurs seront plus souvent prises au détriment des seconds que des premiers. Pendant longtemps, le jeu à somme nulle d'une économie sans croissance a concentré ses perdants dans la frange la plus vulnérable et la moins éduquée des salariés du secteur privé, dont la malchance dans le jeu social va bien au delà du strict aspect professionnel.
Ainsi, Capital, le très inégal magazine économique et social diffusé sur M 6 démontait, dans son édition du 28 novembre 2004, le mode de fonctionnement de la fourrière de Lyon, confiée à un prestataire privé par l'actuelle équipe municipale dirigée par le socialiste Gérard Collomb. La stratégie du concessionnaire repose entièrement sur la rapidité d'exécution : sitôt verbalisée, la voiture fautive sera enlevée. Dès son arrivée au dépôt, son propriétaire sera avisé. S'il ne se manifeste pas très rapidement, un expert estimera la valeur vénale du véhicule. Et faute de réponse dans un délai d'un mois à la lettre recommandée qui lui est alors envoyée, celui-ci sera soit vendu aux enchères, soit cédé à un casseur. On voit, sur l'air de la rapacité sans fin du capital, tout le bénéfice moral qu'un électeur bien-pensant peut tirer d'une telle histoire ; malheureusement pour lui, il y manque l'essentiel : le profit. Attribuée sur la base du moins-disant, cette concession est si peu rémunératrice qu'elle contraint son malheureux exploitant, dans le simple but d'assurer sa survie en tant qu'acteur économique, à une compression drastique de ses coûts de fonctionnement, et à une gestion expéditive de ces enlèvements qui ne lui rapportent presque rien.

Alors, qui perd dans l'affaire ? Les négligents, peu au fait de contraintes administratives d'autant moins compréhensibles que leur niveau d'étude, ou leur connaissance du français, sont faibles, et qui n'auront pas signalé au service des cartes grises leur changement d'adresse, les indisponibles, momentanéments absents pour une raison ou une autre, maladie, emploi temporaire, les isolés, que la famille qu'ils n'ont pas n'aura pas prévenus de l'arrivée de cette lettre fatidique, les titulaires provisoires d'une adresse de hasard, ou ceux dont le vieux véhicule ne justifie pas le paiement d'une amende peut-être au dessus de leurs moyens : on voit que l'on dresse là le portrait de la fragilité sociale, et que les quelques euros que la municipalité socialiste lyonnaise économise au profit de ses électeurs sont chèrement payés par les plus vulnérables de leurs concitoyens.
La mairie de Paris, au demeurant, cherchant à interdire les rues de sa ville aux deux-roues les plus polluants, donc aux cyclomoteurs et vélomoteurs de fabrication ancienne et propulsés par un moteur deux-temps, ne procède d'ailleurs pas autrement, et signera, si elle parvient à ses fins, l'arrêt de mort de cet ultime vestige de la culture prolétarienne, cette fidèle monture d'un OS disparu avec l'industrie traditionnelle lors de sa refondation dans les années 80 : la Bleue.

Mais désormais, avec cette intensification d'une concurrence internationale qui monte en gamme et vient menacer des salariés, par exemple dans les secteurs de l'informatique, des télécommunications ou de la pharmacie qui se croyaient protégés par leur qualification, et que l'on a coutume d'appeler mondialisation, la liste des victimes de la guerre des prix s'étend.

les profiteurs

Si la guerre des prix se déroule au profit des consommateurs, elle trouve ses victimes dans le camp des détenteurs de capital, qui affrontent la baisse de valeur des entreprises affectées, et, au pire, le risque d'une perte totale en cas de faillite, et plus encore dans celui des salariés, dont les rémunérations stagnent tandis que leurs conditions de travail se dégradent et dont, dans le pire des cas, l'emploi même est menacé. Et si les actionnaires peuvent limiter leurs pertes en répartissant leurs risques, on comprend facilement que les salariés du secteur privé perdent bien plus que ce qu'ils peuvent gagner en tant que consommateurs. En d'autres termes, les seuls clairs vainqueurs de la guerre des prix sont ceux qui n'y prennent pas part parce que des contraintes réglementaires garantissent leur situation sociale et leurs revenus : retraités, et agents de la fonction publique.

Même si les chiffres sont aussi connus qu'incontestables, la constatation selon laquelle le taux de pauvreté, qui mesure le pourcentage des ménages dont les revenus sont de moitié inférieurs au revenu médian, est passé de 16 % en 1970 à 7 % aujourd'hui, peut provoquer une certaine incrédulité. La lecture du remarquable rapport n°33 du Conseil d'Analyse Économique, consacré aux inégalités économiques, qui distingue l'évolution de la pauvreté des retraités de celle des salariés, permet de comprendre pourquoi la perception subjective s'éloigne de cette réalité. Entre 1970 et 1998, le taux de pauvreté des retraités, au départ essentiellement ruraux, donc beaucoup moins visibles que les jeunes urbains pauvres, a baissé de 30 % à 5 %. Sur la même période, celui des salariés a progressé de manière lente et continue, passant de 4 % à 7 % ; les courbes se sont croisées en 1993 : depuis, les plus pauvres des salariés payent des cotisations sociales au profit de retraités moins pauvres qu'eux.
Mais les plus gros effectifs de gagnants de la guerre des prix se trouveront dans le camp des agents de la fonction publique lequels, pendant longtemps, ont réussi, forts de leur positions sociales, à récupérer des hausses de pouvoir d'achat assises sur l'augmentation des prélèvements fiscaux et de l'endettement public. Comme le montre le tableau suivant, extrait du Rapport sur les rémunérations de la fonction publique, une des annexes jaunes du Projet de loi de finances pour 2005, l'écart entre l'évolution de leur rémunération, et celle des salariés du secteur privé, a connu son paroxysme lors de la récession de 1992-1993, atteignant 2,2 % en 1992, et 2,4 % l'année suivante.

Évolution des salaires moyens nets
pourcentages, Euros constants
 1992199319941995199619971998199920002001
secteur
public
2,41,80,9 1,8-0,10,30,81,20,40,3
secteur
privé
0,2-0,60,00,4-0,40,90,91,60,51,1

Or, à partir de 1997-1998, une légère inflexion apparaît, qui prend l'aspect d'un retour vers une certaine normalité économique, puisque les salariés du privé commencent à profiter de la reprise de l'époque, alors que l'impécuniosité croissante de leur employeur se traduit, pour les agents de la fonction publique, par une moindre augmentation de leurs revenus. Tout se passe comme si la contrainte limitant l'endettement public et la nécessité subséquente de ne pas alourdir les prélèvements pesaient désormais plus lourd que la capacité de nuissance des fonctionnaires, évolution qui connaîtra une traduction à la portée pratique limitée, mais au fort contenu symbolique, avec la fin du principe de la grève gratuite selon lequel, en particulier dans l'éducation, les négociations de fin de grêve impliquaient fatalement le paiement d'une portion considérable des jours chômés.
Dans ces conditions, le retour de l'argument d'une hausse des prix dont l'indice de l'INSEE ne rendrait pas compte peut s'analyser comme l'ouverture d'un second front, ouverture d'autant plus efficace qu'elle se fait maintenant sous le couvert d'une défense d'un intérêt général et non plus strictement catégoriel, puisqu'après tout, tout le monde consomme.

représentativité autoproclamée

Dans l'ancien monde, à défaut d'étre élu comme le plus modeste des représentants du peuple, il fallait du moins, comme dans l'univers syndical, satisfaire à certains critères avant de pouvoir valablement agir à la place de ceux que l'on avait la prétention de représenter. Maintenant que la légitimité découle de la notoriété, et la notoriété de la capacité à répondre à la demande permanente de fictions sensationnelles et moralisatrices dont la presse superficielle, et pas seulement télévisuelle, a besoin pour fabriquer son actualité, ces critères n'ont plus cours, et l'UFC-Que Choisir, aux même titre que d'autres organisations de consommateurs, pourra réglementairement représenter ces derniers, au niveau national comme européen, dans les domaines qui les concernent. Pourtant, de son propre aveu, cette association compte 90 000 membres ; elle regroupe donc 0,19 % des 47 046 746 habitants de France métropolitaine âgés de plus de dix-huit ans.
On conçoit qu'une aussi infime représentatitivité va, fatalement, s'accompagner de fortes distortions quant à sa structure sociale ; intuitivement, on aurait tendance à penser que l'on trouvera dans ces associations beaucoup plus de professions intermédiaires et de cadres, sans doute plus souvent issus du secteur public, que d'ouvriers, d'employés ou d'agriculteurs. Il est difficile de confirmer cette hypothèse, tant le sujet semble peu passionner les sociologues ; mais on peut néanmoins tirer quelques conclusions d'un document européen, une étude de la série des Eurobaromètres, ces sondages régulièrements conduits par les Directions générales de la Commission européenne et plus destinés au commentaire journalistique qu'à l'analyse sociologique, consacrée aux associations de consommateurs et réalisée en 1999.

4 % des 16000 citoyens européens répondant à l'enquête se déclarent membres d'une association de consommateurs, chiffre qui, pour la France, tombe en dessous de 2 %. Et malgré l'extrême grossièreté des indicateurs sociaux retenus pour l'étude, et qui s'appliquent uniformément à l'ensemble de l'échantillon européen, on constate que cette proportion atteint 8,2 % pour les cadres et 5,6 % pour les employés, pour descendre autour de 3,5 % chez les chômeurs, ouvriers et retraités. Fort logiquement, revenus et adhésions évoluent dans le même sens : le taux varie de 7 % pour les revenus les plus élevés à 3,1 % pour les plus faibles. Les associations de consommateurs, en d'autres termes, représentent extrêmement peu, et extrêmement mal, la population globale, et l'on y adhère d'autant plus que l'on se trouve dans une situation sociale confortable, donc que les problèmes que l'on peut rencontrer en tant que consommateur sont objectivement moins graves, et plus faciles à résoudre. Une seconde enquête, que l'on pourra citer à titre d'illustration, apporte ici un élément complémentaire : le sondage que la direction des Verts a effectué à la fin 1999 auprès de ses adhérents, dans lequel 9,5 % d'entre eux déclarent appartenir à une association de consommateurs, proportion donc cinq fois supérieure à la moyenne nationale citée dans l'Eurobaromètre. On relève, parmi ces mêmes adhérents, 34 % d'enseignants et de cadres de la fonction publique, 16 % de cadres moyens et de techniciens, 7,7 % de cadres du secteur privé, contre 9,6 % d'employés et 3,5 % d'ouvriers, ce qui contribue à confirmer l'hypothèse d'une clientèle de ces associations essentiellement composée de professions intermédiaires et supérieures, avec une nette prédominance du secteur public.

Affirmant son indépendance à l'égard de toute espèce d'institution sociale, là où d'autres associations de consommateurs seront, par exemple, liées au mouvement syndical, UFC-Que Choisir évite de s'étendre sur une conséquence inévitable de cette situation, qui la contraint à adopter le comportement, et les méthodes, d'une entreprise ordinaire afin de maintenir son activité, et à le faire d'une façon d'autant plus virulente que l'atomisation du marché français de la défense du consommateur rend la concurrence spécialement rude. Ainsi s'explique cette stratégie, favorisée par le passage à l'euro, de promotion d'un indice des prix maison que, à l'image de la pratique des prix magiques dans la grande distribution, l'on va calculer en cumulant les mesures sur plusieurs années, de manière à obtenir un résultat qui, dépassant les 10 %, paraîtra bien plus spectaculaire qu'une inflation annuelle qui oscille médiocrement, depuis quelque temps, entre 1,8 % et 2,6 %.
La manoeuvre de Que Choisir a connu un succès paradoxal, puisque, dès juin 2005, le "chariot-type", indicateur issu de négociations avec des organisations de consommateurs, mais auxquelles cette dernière n'a pas participé, et, semble-t-il, pour lequel on n'a pas jugé bon de consulter l'INSEE, rejoindra la liste des " indicateurs de progrès de l'économie française " dont, à lire leur intitulé, on peut imaginer qu'ils pourront être de n'importe quelle couleur, à condition qu'elle soit verte.

On retrouve là un mode d'action typique de ces très nombreux et très divers groupements, généralement nés au cours des trente dernières années et qui, revendiquant une connaissance scientifique du réel sans être soumis à aucune sorte de contrôle et sans même avoir à détailler leurs méthodologies, et profitant de l'ignorance absolue en la matière du grand public auquel ils s'adressent, exclusivement en en exclusivité, sont passés maîtres dans l'art de distordre les faits à leur avantage. Et, sans doute, le meilleur exemple de leur capacité à faire reconnaître comme intérêt général l'intérêt particulier de leurs adhérents se produisit quand, en réponse à leur campagne de contestation de l'indice INSEE, un éphémère ministre de l'Économie tenta, dans le seul secteur de la grande distribution, de réintroduire un instrument abandonné depuis plus de vingt ans : le contrôle des prix.

Denis Berger 26 mai 2005

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