Politique

L' économie des intermittents

La question de cette catégorie sociale si particulière que constituent les intermittents du spectacle est techniquement complexe, et risque de l'être d'autant plus qu'elle est traitée par mes soins. Aussi, si j'assume l'entière responsabilité de mes propos, il est juste que celle de leur existence retombe exclusivement sur les épaules du donneur d'ordres, notre rédacteur en chef. Maintenant que les dockers ont perdu, de haute lutte, leur statut spécifique, les intermittents du spectacle sont parmi les derniers à relever d'une forme particulière d'assurance-chômage, définie par les annexes VIII de la convention de l'UNEDIC applicable aux techniciens de l'audiovisuel, et X applicable aux artistes et techniciens du spectacle. Structurellement et inévitablement, ce régime est lourdement déficitaire, puisqu'on parle, pour 1995, de 620 millions de recettes pour 2,8 milliards de dépenses ; on va voir que cette situation ne pose en réalité, d'un point de vue économique, aucun problème. Car naturellement, il convient d'analyser la situation des intermittents sous la forme de la plus stricte orthodoxie économique, et surtout pas de l'abominable pathos misérabiliste qui a seul cours chez les défenseurs de la culture en danger. Il est facile de démontrer que les intermittents du spectacle occupent une fonction primordiale dans un secteur économique déterminant, ce que je vais immédiatement m'employer à faire.

Et pour simplifier, le mieux est de commencer par un exemple : prenons celui de Philippe Rousselot, chef opérateur, et dernier récipiendaire français de l'Oscar pour la meilleure photographie, obtenu en 1995 pour son travail sur un film de Robert Redford. La compétence de Philippe Rousselot est donc vertigineuse, et son statut infiniment précaire, puisqu'il peut inclure des emplois à la journée, où il est embauché le matin, et débauché le soir. Un système économique qui génère un hiatus aussi monstrueux entre son besoin de qualification et la sécurité qu'il offre, et assure à un Philippe Rousselot une précarité d'emploi équivalente à celle des travailleurs clandestins du Sentier, ne peut pas ne pas générer un mécanisme compensatoire. Et, que l'on ne s'y trompe pas, un tel mécanisme existe nécessairement ; s'il n'est pas codifié par le législateur, il prendra par exemple la forme d'un monopole syndical, et il suffit de compter le nombre d'infirmières et de camionneurs qui figurent au générique, et émargent au budget, de n'importe quelle grosse production américaine pour avoir une idée du phénomène. En France, on préfère la réglementation à l'auto-organisation, et l'on a donc créé un régime spécifique pour cette catégorie spéciale.

I la mécanique comptable

Le fait générateur de cette spécificité découle de l'attribution de la qualité de salarié aux travailleurs du spectacle, laquelle remonte au début du siècle. Ne pouvant être moins salariés que les autres, ceux-ci bénéficient aujourd'hui d'un régime d'assurance-chômage, dont les caractéristiques tiennent compte de leur spécificité.
En gros, il prévoit qu'une période de travail de 507 heures sur douze mois ouvre droit à une indemnisation, laquelle est servie pour une période minimale théorique d' un an. Grâce au jeu de diverses astuces calendaires, cette période est en fait plus proche de 10 mois. Le montant de cette indemnisation se décompose entre une part fixe, égale à celle du régime général, et une part proportionnelle, qui correspond à 19,19% du salaire conventionnel de la profession. Une comparaison avec le régime général, où cette part est de 57,4%, permet de tirer une première conclusion : la journée de chômage de l'intermittent est, en gros, et au mieux, rémunérée 2,5 fois moins que celle du salarié ordinaire. L'existence d'un certain nombre de plafonds limite en outre l'indemnité quotidienne d'un Philippe Rousselot à un montant de l'ordre de 350 F. Son intérêt réside donc ailleurs, dans le fait que, bien sûr, et ne serait-ce que pour préserver ses droits futurs, un intermittent ne cesse pas de travailler lorsque son indemnisation est acquise . En quelque sorte à la fois travailleur et chômeur, il déclare chaque mois le nombre de jours travaillés, et l'indemnité est versée pour les jours restants.

Sauf pour ceux qui ont réellement perdu non pas leur emploi, mais leur employeur, ce système est donc moins une assurance-chômage qu'une garantie de revenu complémentaire. On voit tout de suite se dresser un des arguments récurrents des opposants au système : rien n'empêche l'intermittent, une fois ses 507 heures acquises, de se reposer pour le reste de l'année . Même en théorie, et sauf dans un cas particulier, cette objection ne vaut pas un clou  : d'abord parce que, comme on l'a vu, le montant de l'indemnisation, et donc d'un revenu tiré d'elle seule, est très modeste ; ensuite parce qu'une telle stratégie, spéculant sur un niveau d'emploi à venir au risque de perdre ses droits si le nombre d'heures travaillées se révèle insuffisant, est, en règle générale, suicidaire. Refuser une éventuelle offre de travail pour des raisons de convenance n'est donc possible que dans un seul cas : lorsque l'on dispose d'un employeur fiable, proposant régulièrement une charge de travail suffisante parce que son marché est lui-même fiable et suffisant. Seulement, on entre là dans un autre domaine : celui du permanent déguisé en intermittent.

II le rôle de l'employeur

Pour reprendre une formule parfaitement adaptée à la situation, le régime de l'intermittence permet à l'employeur de transférer sur le salarié le risque de l'entreprise ; dans le cas du cinéma où le coût du travail représente 70% du devis d'un film, ce transfert est total . En d'autres termes, ce système d'assurance-chômage n'aide pas les salariés : il aide les employeurs, lesquels sont naturellement chauds partisans de son maintien. Ainsi, pour citer un exemple, il est courant, pour les sociétés qui fournissent des équipes aux chaînes de télévision, d'entretenir un effectif d'intermittents travaillant à tour de rôle, plutôt que d'embaucher des permanents : les employeurs disposent ainsi d'une réserve d'employés immédiatement mobilisables et instantanément efficaces, qui permettent donc d'amortir les très fortes variations d'activité caractéristiques du secteur, dont le coût fixe est nul, puisqu'embauchés à la tâche, et pour un risque inexistant, puisque le contrat de prestation avec le donneur d'ordre est conclu avant l'embauche.
Et bien sûr, l'existence de ce type de prestataires dispense les chaînes de télévisions de la nécessité de recruter des permanents ; dans la mesure où l'assurance-chômage compense le manque à gagner des jours chômés, les intermittents n'y trouvent rien à redire. La collectivité prend ainsi en charge un coût qui relève normalement de la seule entreprise ; elle peut à bon droit s'en plaindre mais, à mon humble avis, le législateur qui trouvera le moyen d'empêcher les employeurs de détourner à leur profit les réglementations sociales n'est pas encore né.

Autre exemple de pratique courante, la production d'un film dite en participation, caractéristique des productions à tout petit budget d'auteurs débutants : dans ce type de financement, qui représente en gros 5% du financement global de la production cinématographique, les techniciens, comme les comédiens, ne sont payés que sur les éventuelles recettes du film, dont tout le monde sait qu'elles n'ont presqu'aucune chance de jamais exister. En d'autres termes, les rémunérations sont prises en charge par l'assurance-chômage, au point que l'on a pu dire de l'ASSEDIC qu'elle était un important producteur de films.

Condamner une telle pratique relève de l'amblyopie : ces films, et plus encore les courts-métrages entièrement dépendants du recours au travail gratuit, sont une étape indispensable de la formation des nouveaux venus. Philippe Rousselot n'a pas commencé sa carrière à Hollywood, ni même en signant la lumière de Diva : il a, comme tout le monde, débuté dans le film d'auteur à trois sous ; Bruno Nuyten, autre célèbre chef-opérateur passé depuis à la réalisation avec Camille Claudel, a débuté, lui, en écrivant des critiques de caméras Super 8 pour une d'ailleurs excellente revue de cinéma d'amateur. Il n'y a qu'à l'ENA que les positions sociales soient acquises d'avance ; et le coût pour la collectivité de la formation sur la bête propre à cette école est sans commune mesure avec ce que demande le cinéma.

III le coût collectif

Dans, autour, et grâce au régime des intermittents du spectacle, tout un système efficace et intégré de production et de formation a pu se développer, et il donne globalement satisfaction à ceux qui l'utilisent. Une analyse sommaire trouverait sans doute son coût, marqué par le déficit du régime dont j'ai dit qu'il était de l'ordre de 2 milliards en 1995, un peu excessif. L'analyse approfondie à laquelle je dois maintenant me livrer aboutira à des conclusions opposées : car isoler les intermittents de l'ensemble des professions du spectacle, et isoler leur assurance-chômage de l'ensemble des prestations sociales auxquelles ils contribuent est un type de raisonnement courant, mais fondamentalement, et sciemment, biaisé. Si l'on veut vraiment étudier le, disons, coût social de ce régime, il faut prendre en compte l'ensemble des catégories et des transferts concernés, et ne pas s'arrêter à des distinctions réglementaires purement artificielles et sans fondement économique.

On est dès lors conduit à réintégrer deux unités économiques de nature différente : les permanents d'abord, qui travaillent eux aussi dans ce secteur du spectacle qui n'existe que grâce aux intermittents, et dont les contributions au régime général d'assurance-chômage doivent être portées au crédit du spectacle, et les autres prestations sociales générées par les intermittents. Je manque malheureusement de documents détaillés pour démontrer mes assertions, mais je dispose quand même de quoi établir deux particularités significatives de cette population. Une pyramide des âges des professions du spectacle, établie en 1991, montre une intéressante caractéristique : 58% des artistes mâles ont moins de 35 ans, et c'est la catégorie la plus âgée de la population : pour les femmes, pour les techniciens et les techniciennes, ces proportions sont respectivement de 68%, 65% et 66%.
Si l'on étudie d'autre part, à la même époque, la catégorie des cadres de l'information, des arts et du spectacle, telle qu'elle est établie par l'INSEE, et qui ne s'applique que partiellement à notre objet, on remarque, outre un revenu moyen inférieur de moitié aux autres catégories de cadres, un nombre moyen d'enfants qui est de 0,91, à comparer aux 1,46 de l'ensemble des ménages. Bien sûr, cet écart peut en partie s'expliquer par la plus grande jeunesse de la population concernée : mais l'on a affaire ici à des cadres, statut qui ne s'acquiert généralement pas en début de carrière, ce qui devrait compenser l'écart.

La faiblesse remarquable de cet âge moyen, en particulier chez les techniciens, s'explique en partie par les recrutements importants effectués par le système télévisé à la fin des années 80, et est donc plus conjoncturelle que structurelle ; mais d'autres facteurs, comme les phénomènes de limite d'âge qui touchent les artistes, et notamment les femmes, et forcent à une reconversion en dehors du secteur sont, eux, structurels. On voit où je veux en venir : si la nature même du travail intermittent, sa précarité, et son isolement, fait qu'un régime d'assurance-chômage assis sur les seules cotisations des intermittents ne peut être que déficitaire, cette même nature, rendant leur vie de famille très difficile, et conduisant nombre d'entre eux à sortir du système de manière très prématurée, rendent leurs régimes virtuels d'allocations familiales et d'assurance vieillesse, qui, eux, ne sont pas séparés du régime général sauf en ce qui concerne les caisses de retraite professionnelles, fortement excédentaires. Une analyse impartiale et détaillée montrerait sans difficulté que ce que la collectivité perd dans le domaine du chômage, elle le regagne dans d'autres secteurs : selon toute probabilité, l'équilibre de la balance des transfert sociaux ne se fait pas de la collectivité vers les intermittents, mais en sens contraire, et ceux-ci rapportent plus qu'ils ne coûtent.

IV l'activisme du CNPF

Dès lors, la remise en cause périodique du régime, à laquelle on assiste depuis 1992, ne peut relever que de la plus plate hypocrisie : s'agissant du CNPF, il n'y a là rien d'étonnant. On ne s'étonnerait du fait que ces 2 milliards de déficit causent tant d'émoi, alors que les 20 milliards versés chaque année par la collectivité au régime de retraite spécifique de la SNCF n'en suscitent aucun, si l'on ignorait que les avantages sociaux ne sont plus aujourd'hui fonction d'autre chose que de la capacité de nuire : on s'attaque aux intermittents du spectacle parce que l'on imagine leur capacité de nuire bien inférieure à celle des agents de la SNCF ; on se trompe lourdement. Les hostilités on réellement commencé en 1992, avec la réforme du régime général, dont j'ai pu dire par ailleurs qu'elle avait été une première mesure d'euthanasie sociale ; en acceptant une baisse significative de leurs indemnités, les intermittents ont pu sauver l'essentiel : l'ouverture des droits au bout de 507 heures de travail, et non pas 676 comme c'est désormais le cas pour les autres salariés. Or ce point est fondamental : si l'on regarde les statistiques de la Caisse des Congés Spectacles, qui prend en compte l'ensemble des acteurs du secteur, même s'ils n'ont travaillé qu'une journée, on constate que, en 1995, la classe la plus nombreuse des cadres techniques a travaillé 350 heures, et celle des techniciens 600 ; la situation des artistes, globalement, est pire. Pour une fraction importante des intermittents, il est donc déjà très difficile d'atteindre ce cap des 507 heures ; pour une très forte majorité d'entre eux, il serait impossible d'arriver aux 676 heures. Un alignement de ce régime particulier sur l'actuel régime général supprimerait de la manière la plus simple le déficit du système, en faisant disparaître la majeure partie de ses bénéficiaires.

Bien souvent, pour un intermittent, l'assurance-chômage n'est pas un droit, mais un espoir ; lourdement hypothétique, cette espérance de gain est néanmoins le moteur du système, et elle entretient l'illusion qu'une carrière toujours commencée dans la précarité trouvera un jour, avec la constitution progressive d'un capital d'expérience et de notoriété, une certaine stabilité, et une rémunération équivalente à celle des travailleurs de même niveau d'autres branches professionnelles. Seul rempart contre une précarité sans fin, la spécificité du régime est vitale pour tous les intermittents, et sera donc défendue avec la dernière énergie ; on peut en être convaincu : ils ne passeront pas.

Denis Berger 14 septembre 1997

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