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L' économie des intermittents II

Donc, finalement, ils sont quand même passés. Mais, comme toujours, à la marge, en rabotant les limites, ou, plus exactement, en réduisant leur écartement, comme en 1996, quand certains techniciens furent exclus du régime de l'assurance chômage du spectacle, au motif que leurs employeurs ne relevaient pas des catégories statistiques définies par les organismes compétents comme caractérisant les entreprises de spectacle, et en jurant, une fois de plus, que l'on ne faisait là, pour la dernière fois, que s'attaquer à un récurrent problème de déficit.

Or, vouloir assurer l'équilibre d'un régime d'allocations chômage financé par les seules quotisations de salariés pour lesquels le chômage n'est pas un aléa, mais la substance même de leurs contrats à durée déterminée, faute desquels ils ne seraient pas intermittents, est un objectif vide de sens. Il reviendrait à faire supporter le coût d'une assurance aux seules victimes des accidents, produisant ainsi un système qui ne pourrait trouver son équilibre qu'en réduisant sa couverture dans de telles proportions qu'il finirait par n'avoir d'autre but que de rendre au cotisant ses propres cotisations, minorées des frais de gestion, ou en limitant le nombre de ses ayants droit à un niveau si faible que seuls pourraient en bénéficier ceux qui disposent de ressources suffisantes pour s'en passer.
Nécessairement, ce régime spécifique doit trouver une assiette plus large, non pas grâce à la collectivité dans son ensemble qui, après tout, regarde certes la télévision, ses fictions lourdes et son impondérable télé-réalité, à laquelle, d'ailleurs, les défenseurs de la culture outragée dénient, recours devant les tribunaux à l'appui, son caractère d'oeuvre audiovisuelle, mais va très peu au cinéma et encore moins au théâtre, et n'a donc guère de raison de subventionner un secteur auquel elle ne participe pas, mais, justement, grâce aux acteurs du système, le secteur économique du spectacle dans son sens extrèmement large d'employeur d'intermittents.

Les intermittents ne forment en effet que l'aile marchante, mais vraiment très mobile, d'une activité qui compte un nombre bien supérieur d'emplois permanents, en particulier dans ce qui relève du domaine administratif au sens large. Faute d'intermittents, on se retrouve avec des salles de cinéma sans films français, une télévision sans programmes propres, des théâtres aux scènes vides. La démonstration par l'absurde d'une telle situation a été administrée cet été, avec les annulations de festivals incapables, faute de matériel humain, d'assurer leurs représentations, au grand dam de permanents, directeurs en tête, qui ont montré à l'occasion, au delà du lénifiant discours sur la grande famille unie du spectacle, comment il respectaient le droit à la grève de leurs salariés, et combien ils étaient prêts à assumer leur risque d'entrepreneurs.

Si l'on prend en compte l'assiette réelle des cotisations chômage issues de l'ensemble de l'activité du spectacle, et pas des seuls contrats intermittents, l'abyssale perspective déficitaire se modifie profondément, et cela bien qu'il faille introduire plus qu'une nuance dans la perception des deux catégories concernées, les techniciens du cinéma et de l'audiovisuel, alias Annexe VIII, et les artistes et techniciens du spectacle dit vivant, soit Annexe X.

Assises sur une quantité significative d'entreprises stables et importantes, au premier rang desquelles on trouve la plus grosse société de spectacles européenne, EuroDisney qui, avec ses permanents mal payés mais très nombreux, suffirait presque à elle seule, et pour peu que la maison-mère lui prête vie, et un peu d'argent, à en assurer l'équilibre, les cotisations des plus saltimbanques de la bande se retrouvent paradoxalement excédentaires.
Il n'en va pas de même avec les ressortisants de l'Annexe VIII : intuitivement, on pourrait pourtant supposer que leur qualité de techniciens, les mettant à l'abri des effets de mode et du veillissement accéléré qui touche, par exemple, les comédiens, et surtout les comédiennes, aussi bien que leur polyvalence, qui, sauf pour des métiers très spécifiques, leur assure une grande variété d'employeurs, contribuent fortement à stabiliser leur position sociale.

Et en réalité, on n'a pas tort. Mais le système fonctionne, en quelque sorte, à indemnisation constante : la plus grande visibilité dont les techniciens disposent pour leurs emplois et leur carrière permet d'organiser une fraude massive et d'autant plus sûre que l'UNEDIC semble être absolument seule à ignorer son développement. Ainsi, chez bien des connaisseurs des usages de la profession, les vertueuses dénonciations qui ont épicé les reportages télévisés de cet été n'ont pas manqué de produire un effet du plus haut comique. Car, bien souvent, ces exemples de fraude que les journalistes eurent tant de mal à trouver, ils n'auraient eu aucune difficulté à les débusquer au sein de leurs propres équipes. Voici déjà quelque temps, il n'était ainsi pas bien compliqué de repérer les intermittents-permanents d'une grande chaîne de télévision, intermittents car employés à tour de rôle par tel ou tel prestataire, et parfois payés par l'UNEDIC, permanents parce que, en fait, travaillant à l'année : sur les plannings, leur nom était porté en rouge.
Dans l'affaire, les intermittents ne sont que les complices d'une fraude organisée par leurs employeurs, et à leur seul profit . Et celle-ci, malgré son extension, et son institutionnalisation, semble bien peut préoccuper sa principale victime, l'UNEDIC, et, derrière elle, l'ensemble de ses cotisants.

Car le problème de l'UNEDIC, et de son déficit, n'est pas le nombre des chômeurs, mais celui des ayants droit, et donc, en fait, les retournements de cycles. Pendant quelques mois encore, l'UNEDIC paye la baisse du chômage de la fin des années 90, qui, à partir de 2001, et alors même que ses rentrées de cotisations diminuaient au même rythme que l'activité, s'est mécaniquement traduite dans ses comptes par une augmentation massive des effectifs de demandeurs d'emploi lesquels, au terme d'une longue période d'activité, capitalisent les droits à indemnisation les plus élevés. Le problème, en fait, est assez simple : quand le pourcentage de chômeurs indemnisés approche des 60 %, le déficit du régime atteint, en trés peu de temps, des sommets, que l'on traite en urgence, et dans le conflit. Quand il redescend vers 50 %, la situation s'apaise ; si seulement deux chômeurs sur cinq sont indemnisés, l'UNEDIC n'éprouve plus de difficulté à assurer sa solvabilité. Aujourd'hui, le pic est passé : la croissance stable du nombre de sans-emploi va lentement éroder les effectifs indemnisés, et donc rétablir progressivement l' équilibre des comptes de l'UNEDIC, rendant moins urgent le traitement de la question des intermittents. Très probablement, on s'achemine donc vers un apaisement provisoire des tensions, jusqu'à la prochaine fois.

Denis Berger 8 décembre 2003

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