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Le Petit Sémiolo 1 : Le Grand Bleu | |
J'ai pu lire que, reconnu à l'occasion d'un contrôle routier, Luc Besson avait été insulté par un policier qui lui reprochait d'être, à travers son film Le Grand Bleu, responsable de la mort des vingt-huit victimes d'accidents de plongée recensées cet été sur les côtes françaises de la Méditerranée. A ceux qui auront vu le film, et qui supposeront que le policier en question était à la fois spectateur et plongeur, une telle accusation ne paraîtra pas purement hystérique : Le Grand Bleu est, de manière absolument physique, un éloge du suicide par la profondeur. Le suicide du personnage principal est un élément dramatique rarissime au cinéma ; on se souvient de la fin d'Allemagne Année Zéro, de Roberto Rossellini, et on sait à quel point elle a marqué. Seul Marco Ferreri fait un usage fréquent du thème, comme dans Chiedo Asilo / Pipicacadodo, qui se termine par une scène très parallèle à la fin du Grand Bleu, bien que strictement en surface : le héros s'en va pour une baignade sans retour. Mais le cinéma de Marco Ferreri est complexe et fragile, et ses résonances utérines n'ont jamais ému grand'monde : rien de comparable avec le Grand Bleu, œuvre naïve, plus gros succès de l'année, et premier du genre à exprimer une morale pareille. On trouve aussi dans Le Grand Bleu un plan à peu près jamais vu : quand, au début du film, dans un prologue situé vingt ans avant les principaux événements, Jacques Mayol, le héros, encore petit garçon, commence à plonger, il est cadré depuis le fond de l'eau, et on le voit évoluer avec, dix mètres au-dessus de lui, la surface. Cet angle-là, lui aussi, est, dans la surabondance des images sous-marines, rarissime. C'est que, le plus souvent, ces images sont l'ordre zoologique, ou cynégétique : elles montrent le fond de la mer, et les poissons, comme s'il s'agissait, l'expression est souvent utilisée, d'un autre monde, avec ses habitants. Mais en réalité, le fond de la mer n'est pas un autre univers : c'est le négatif du nôtre, où la profondeur équivaut à l'altitude, et où le niveau de la mer existe aussi, mais dans l'autre sens. Ce plan, que l'on revoit de temps en temps, cet espèce de point de vue du mammifère marin, de l'ancêtre de l'homme, est, il faut bien le dire, le meilleur moment du cinéma du Grand Bleu. Mais il a un deuxième
sens : cet angle, ce plan depuis le fond, on ne le retrouve, à
ma connaissance, que dans un autre film de fiction, au début
de Sunset Boulevard de Billy Wilder, où l'on découvre,
en même temps que la police, flottant dans la piscine d'une
villa d'Hollywood, le cadavre de William Holden ; on entend, en même
temps, la voix de celui-ci qui, une fois mort, commence à
raconter son histoire. Le rapport n'est pas innocent : ce plan depuis
le fond de l'eau recoupe le champ de vision du noyé |
Certains films d'amateurs, parce que réalisés par des gens qui ignorent tout de ce que l'on appelle les règles du langage cinématographique, donnent une impression de liberté exceptionnelle, en même temps qu'ils sont absolument privés de sens. On ressent la même chose face au film de Luc Besson, comme s'il avait décidé d'inventer le cinéma cent ans après les Lumière, refusant d'apprendre à en faire, et donc d'étudier l'esthétique de ses prédécesseurs. Bien sûr, en ne voulant rien savoir, il se trompe, et ne peut retrouver que les éléments visuels les plus immédiats, et les plus communs : son film est parsemé de tics photographiques, avec cet abus des déformations optiques que donnent les objectifs à très courte focale, et ravagé par une musique de bazar. Mais de cette ignorance vient sa naïveté, et donc sa grande efficacité émotionnelle. Le Grand Bleu est un film ennuyeux parce qu'il ne peut, en fait, se composer
que d'une seule séquence, celle de la plongée profonde, et
qu'il lui faut donc, sous peine de ne pas être un long métrage,
fabriquer une quantité d'artifices pour retarder l'arrivée
de celle-ci, et qu'il ne peut formuler qu'une seule réplique,
celle que murmure Enzo, agonisant dans les bras de Jacques pour être
descendu trop bas au cours de la compétition : on est mieux au
fond. On comprend pourquoi, à la fin du film, le Jacques Mayol fictif délaisse celle qui, à force de patience et d'obstination, a réussi à devenir sa compagne et à se retrouver enceinte, pour rejoindre son ami Enzo dans une plongée dont il ne pourra plus revenir. Car les héros du Grand Bleu, ces stéréotypes, refusent l'intégration sociale qui marque la fin de carrière du sportif : ils veulent rester éternellement jeunes, pour aller jusqu'au bout de la compétition. Et cette compétition-là, bien plus que tout autre, mène à la mort. Là est l'originalité essentielle du Grand Bleu : pour la première fois, le caractère nécessairement suicidaire de cette idéologie du super-sportif si typique de la société des années 80 est mis à jour, à la disposition du public. Pour un critique
respectable, les grands films sont semblables à des
sismographes, qui enregistrent les variations physiques de l'activité
sociale. Le Grand Bleu n'est pas un grand film, et sans doute même
pas un film tout court, mais il marche pareil et il est, en plus de
sismographe, marteau-pilon : il transmet, physiquement, par ses sons
graves et ses images obscures, la douleur du choix entre le néant
ou le vide, se noyer ou se perdre. Denis Berger 9 octobre 1988 |
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