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Le Petit Sémiolo 2 : Neil Armstrong et la syntaxe | |
Il semble qu'étonnamment peu de gens connaissent la véritable histoire des quelques mots que Neil Armstrong a prononcés en posant pour la première fois les pieds sur le sol de la Lune. Rappelons donc l'anecdote : on n'avait pas oublié, pour ce voyage inaugural, l'indispensable formule destinée aux manuels d'histoire des enfants du monde entier ; en l'espèce, il s'agissait de : "that's one small step for a man, but one giant leap for mankind" - un petit pas pour un homme, mais un bond de géant pour l'humanité : dans le droit fil du nain monté sur les épaules de ses prédécesseurs, humble, généreux, universel : historique, en somme. Or il se trouve que, parvenu à destination, Neil Armstrong s'est, au moment fatidique, trompé dans sa récitation : il a oublié le a, et a donc prononcé sa phrase telle que tout le monde la répète : one small step for man, one giant leap for mankind- un petit pas pour l'homme, mais un bond de géant pour l'humanité : en perdant ce a, man est passé du particulier au général, et est devenu synonyme d'humanité ; la phrase veut donc dire, littéralement : un petit pas pour l'humanité, mais un bon de géant pour l'humanité, et elle n'a, par conséquent, rigoureusement aucun sens. A l'occasion du tout récent XX ème anniversaire de la conquête de la Lune, on a pu revoir, et réentendre, ces moments intenses. Voilà, c'est fait, Neil Armstrong a marché sur la Lune ; il décrit ses premières impressions, se tait, puis entame, d'une voix solennelle où, malgré sa mâle assurance, perce la pointe d'une émotion bien légitime : that's one small step for man... Arrivé là, il s'arrête net : aurait-il oublié la suite ? Le silence dure quatre ou cinq secondes, puis il reprend, hésitant, timide, la voix défaite... But one giant leap for mankind... Et quand on écoute la bande, on peut presque l'entendre penser, juste après avoir prononcé ce man isolé et rédhibitoire : merde ! C'est pas possible ! J'ai raté ma phrase historique ! |
Et on imagine sa réflexion, pendant cinq secondes décisives, son choix, non pas instinctif, mais réfléchi, fait après avoir analysé toutes les conséquences, grâce à cette capacité à réagir immédiatement face à l'imprévu qui a été un des paramètres de la sélection inhumaine qui a fait de lui le premier homme à poser le pied sur la Lune et l'a donc amené là, à ce moment là, en train de se planter dans sa phrase historique : son choix, donc, entre tout recommencer et ainsi, pour les siècles et les siècles, avouer son erreur, ou bien continuer, et faire avec, en espérant, non pas que personne ne s'en apercevra, mais que personne ne va oser dire qu'il s'en est aperçu. Et finalement, c'est ce véritable coup de force syntaxique qui a marché : personne n'a corrigé la phrase, et, depuis lors, en français comme dans l'original, on l'a répète telle quelle, sans y changer une lettre, sans prêter attention à son absurdité. Un authentique événement, comme la canonnade de Valmy,
est, par définition, quelque chose de parfaitement aléatoire
et de rigoureusement incontrôlable : il a lieu presque
indépendamment des hommes qui y prennent part, et ne trouve
son sens définitif qu'à posteriori, bien des années
plus tard, quand il est codifié et étiqueté dans
les manuels scolaires. La mission Apollo XI avait pour
caractéristique originale d'être planifiée en
tant qu'événement accompli, à force d'infinies
répétitions, avant même d'avoir eu lieu. Ce
premier voyage, aboutissement de vingt ans d'effort intenses d'une
énorme organisation, culminait avec ces premiers pieds posés,
et le symbole spatialement et temporellement universel de cette
première phrase : on comprend que personne n'ait voulu rendre
compte d'une erreur si minuscule que l'on pouvait faire comme si l'on
avait rien entendu et que, par une sorte de gigantesque consensus
instinctif et tacite, on fasse comme si tout s'était bien
passé Denis Berger 12 novembre 1989 |
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