Cynique

Le Petit Sémiolo 3 : Fonck, ou Guynemer ?

Il existe à Paris, au milieu du Vl ème arrondissement, longeant le bord ouest du Jardin du Luxembourg, au débouché de la rue Bonaparte, une rue Guynemer. Il existe aussi une avenue René Fonck : toute petite, elle est reléguée à la limite du XIX ème, au delà du périphérique, dans un no man's land qui, bien qu'administrativement parisien, est déjà en banlieue. Que l'on consulte un dictionnaire ou un ouvrage historique, que l'on compare le sort symbolique réservé au premier et parfaitement illustré par les premiers mots  : «Héros légendaire», de la citation qui lui fut décernée quelques jours après sa mort au combat, en Septembre 1917, et le plaça ainsi au Panthéon de l'historiographie républicaine, à l'anonymat qui marque l'existence d'un René Fonck rendu à la vie civile, et l'on ne pourra manquer de constater l'énorme différence de statut qui les sépare.

Et pourtant ils sont, d'un point de vue typologique, assez semblables ; Fonck était ingénieur Arts et Métiers, Guynemer préparait Polytechnique ; tous deux sont devenus pilotes de chasse dans la même escadrille, les Cigognes, et ils occupent l'un et l'autre les deux premières places au palmarès des as français de la Première Guerre Mondiale. Guynemer est donc mort en combat aérien en 1917 ; Fonck, dans son lit quarante ans plus tard. Guynemer a abattu 53 appareils ennemis ; Fonck, 75.
Le meilleur des deux, c'était donc Fonck : pourtant, ce n'est pas lui le héros, et tout le monde l'a oublié : il profite simplement de la nécessité arithmétique qui l'a placé en tête du classement. Quelles sont les fautes qui lui ont valu une telle défaveur ?

J'ai souvent entendu dire de René Fonck qu'il était un tireur d'élite. On raconte ainsi que, pour abattre un adversaire, il n'avait jamais besoin d'utiliser plus de cinq ou six balles : son armurier constatait, au retour de ses missions, que les chargeurs de ses mitrailleuses étaient à peine entamés.
Il m'a fallu longtemps pour comprendre la manière dont il s'y prenait : un avion, même, et peut-être surtout, s'il s'agit d'un assemblage de bois, de toile et de câbles d'acier, est, en général, une machine solide ; et quand on n'est armé que de balles dépourvues d'explosif, il faut être particulièrement tenace, et vider ses chargeurs, pour en venir à bout. Il n'existe qu'un moyen sûr d'abattre un avion en quelques coups, comme le faisait Fonck : il faut tuer le pilote.

Dans ces combats aériens de la Première Guerre Mondiale, qui opposaient les groupes de chasse du baron de Rose à ceux du comte Manfred von Richthofen, régnait une éthique dont La Grande Illusion présente une illustration parfaitement réaliste : l'aviation alors naissante, et donc encore presque exclusivement pratiquée par les jeunes sportifs de la classe dirigeante, plus souvent fils d'ingénieurs, et ingénieurs eux-mêmes, que saint-cyriens, offrait la dernière incarnation possible des vertus guerrières, à travers cette sorte de figure de rhétorique majeure de la valeur militaire : le combat singulier. Sous la forme du duel aérien, il trouvait là, radicalement à l'opposé de cet autre symbole, la boue des tranchées, un aboutissement idéalement pur puisque, au terme d'un exercice sportif de voltige aérienne, que gagnait le plus habile et le mieux entraîné, il s'agissait de détruire une machine, et pas de tuer un homme.

Dans ce monde de la tradition, Fonck, lui, était moderne : comme un comptable avare des biens de son patron, il économisait ses balles, ce qui lui permit, par deux fois, de réaliser un sextuplé, c'est à dire d’abattre six avions dans la même journée, performance que ses camarades, frénétiquement occupés à vider leur chargeurs dès le premier engagement auraient, faute de munitions, été bien incapables d'accomplir. Fonck, lui, tirait à coup sûr : il visait l'homme.

Le monde de l'air, en plus du plaisir de voler et de la jouissance sportive du corps à corps, offrait la satisfaction morale d'avoir à abattre une machine, et pas un homme que, bien souvent, on ne tenait même plus dans son viseur. Paradoxalement, si un pilote était tué, c'était plus par la maladresse d'une balle perdue que par la volonté explicite de son antagoniste. Même si, parmi d'autres, le manque de fiabilité des machines ou l'apparition tardive des parachutes ont causé de très lourdes pertes dans les rangs des aviateurs, le pilote de chasse profitait d'un contrat tacite dans lequel figurait une clause, conséquence du privilège intellectuel et social qui avait fait de cet homme, lequel était toujours un officier, un pilote de chasse et pas un tas de viande anonyme au fond d'une tranchée, qui fondait une exception au principe suivant lequel une guerre se gagne d'abord en tuant un maximum d'adversaires. Bien que sa valeur marchande fût bien supérieure à celle d'un simple soldat, le but du jeu n'était pas de le tuer, mais de détruire sa machine, et si possible de le capturer. Ce jeu, Fonck n'en respectait donc pas les règles.

Mais un autre facteur, plus exogène, permet d'expliquer le succès symbolique de Guynemer face à Fonck : Guynemer était chétif et maladif, son incorporation n'est due qu'à son insistance, et ses succès sont le reflet de sa ténacité : là encore, il possède un net avantage sur Fonck, qui n'a pas connu ce genre de problèmes. Guynemer était méritant et combatif, et répondait donc aux critères de sélection les plus estimés des donneurs de médailles. Fonck, lui, était méthodique, et doué : il a subi la déflation qui frappe les gens de son espèce, dont on dit qu'ils n'ont aucun mérite puisqu'ils ne rencontrent aucune difficulté à faire ce qu'ils font, et que l'on suspecterait même de tricher, puisque, en en ignorant les contraintes, ils ne sont pas en mesure de respecter les règles du jeu.

Fonck n'avait pas besoin de publicité : après une tentative désastreuse de traversée de l'Atlantique, à laquelle, à la différence de Nungesser, troisième as français de la guerre et qui, avec son compagnon d'infortune Coli, a lui aussi eu droit à une rue de la périphérie parisienne, mais située celle-là dans le XVI ème, à la limite de Boulogne et près de la Porte d'Auteuil, il eut le mauvais goût de survivre, il laissa tomber l'aviation, et rentra dans le rang.
Il avait, durant les années de guerre, et sans qu'il y ait eu là autre chose que le désir d'efficacité maximale qui est une des caractéristiques de l'ingénieur ou du technicien, rompu un interdit, et mis à jour, sans la moindre perfidie, l'hypocrisie propre à une conception chevaleresque du combat. Il avait, de même, vidé les duels aériens de leur valeur symbolique, et les avait donc privés de la possibilité de servir de vecteur aux vertus militaires : il était donc normal que l'état-major préfère un héros mort à un professionnel vivant, et choisisse Guynemer plutôt que Fonck. Mais là au moins, Fonck a été suivi : les guerres modernes sont dénuées d'hypocrisie.

Denis Berger 7 octobre 1990

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