Cynique | |
Le Petit Sémiolo 4 : les adolescents et l’ogre américain | |
Le psychodrame des fins de négociation du GATT nous aura donc procuré le plaisir de voir réapparaître ce vieux compagnon de route des idéologies politiques nationales, le serpent de mer de l'impérialisme culturel américain. Cette vieille lune offre un exemple tout à fait digne d'étude de la manière dont les doctes de l'information, de la réflexion et de l'action politique ont, à l'aide d'analyses erronées et d'interprétations superficielles, su bâtir une doctrine largement diffusée et acceptée sans trop de récriminations, jusqu'à prendre la forme d'une union sacrée, donc de la défense par l'ensemble des décisionnaires concernés d'un intérêt considéré comme vital. Pourtant, le problème n'est pas là où ils prétendent qu'il est et, en agissant ainsi, ils dévoilent l'objet véritable de leur crainte, qui dépasse largement le domaine étroit du contrôle de la production et de la diffusion des images pour les toucher, beaucoup plus largement, dans la perte qu'ils risquent de subir d'un certain nombre de moyens de contrôle du corps social. Ainsi s'accorde-t-on souvent à trouver
dramatique l'augmentation des parts du cinéma américain
dans le marché des entrées en salles, lui qui est passé
de 30 % du total en 1982 à près de 60 % aujourd'hui.
Classique exemple d'une ignorance extrêmement répandue
des plus simples principes d'analyse statistique. En réalité,
le public français du cinéma américain,
dépassant pour la première fois en 1980 les 60 millions
d'entrées, au plus haut en 1986 avec 72,8 millions de
spectateurs, au plus bas deux ans plus tard avec 57 millions, est
resté remarquablement stable au cours de la décennie :
depuis 1989, il oscille même avec la précision d'un
quartz entre 67 et 68 millions d'entrées par an. Celle-ci, pour l'instant, ne touche que la rentabilisation des films en salles, dont le rôle est de plus en plus marginal dans leur amortissement, avec un public de cinéma lui aussi de plus en plus nettement différencié du reste de la population. Dans son ensemble, la population, elle, regarde les films à la télévision, et regarde français. Ainsi, parmi les 35 meilleures audiences de télévision pour 1992, on trouve 26 films : 14 français, 1 britannique, 11 américains. Il est piquant de constater que cette préférence du public – 58 % pour le cinéma européen dont 54 % pour le français -rejoint, voire dépasse, les quotas de diffusion en vigueur - 60 % de fiction européenne, 40 % de française. Ou, en d'autres termes et pour aller vite : compte tenu des goûts du public, une réglementation protectionniste est superflue. Au demeurant, il serait étonnant que, à la télévision aussi, la situation n'évolue pas, tant la rediffusion des exploits sportifs du seul et unique Bébel ne pourra éternellement rassembler autant de téléspectateurs ; mais ceux-ci, alors, se tourneront sans doute moins vers le cinéma américain que vers une fiction télévisée française de plus en plus attrayante, et tout autant bien de chez nous. La consommation des films américains, caractéristique donc de l'audience des salles de cinéma, est le fait d'une population de spectateurs qu'un seul paramètre suffit à définir : environ un sur deux a moins de 25 ans. Et si le phénomène de raréfaction propre au public familial du cinéma français n'a pas touché les jeunes spectateurs du film américain, c'est bien évidemment parce que ce public recherche, prioritairement, dans sa consommation plus globale d'américanisme, à s'écarter des habitudes de consommation parentales. Notons au passage que, prêt à acheter des vêtements Chevignon ou Creeks Made in Sentier, des confiseries provenant de divers pays de la Communauté Européenne, voire même des places pour des films américains 100 % allemands tels Last Exil to Brooklyn ou Bagdad Café, ce public est fort peu regardant sur l'origine véritable du produit : le symbole lui suffit. Et, de même que, pour un motard désormais père de famille vient le moment de raccrocher son cuir, vient, plus globalement, pour le jeune adulte, le moment de se dissoudre dans une communauté de travail qui a cessé d'être déterminée par une homogénéité d'âge, et donc d'abandonner les sorties au cinéma pour rentrer, le soir, regarder en famille Belmondo à la télévision. On a dès lors du mal à comprendre comment et pourquoi la consommation très spécifique d'une classe d'âge particulière et, pour l'essentiel, d'elle seule, a pu donner naissance à ce concept d'impérialisme culturel américain. D'autant que ce concept, lui non plus, ne s'embarrasse guère de notion d'origines : il lui suffit, pour prendre en compte le contre-exemple issu du fait que, d'après un relevé datant de 1989, les Rolling Stones, les Who, Paul MacCartney, Pink Floyd, Rod Stewart, Elton John, The Cure et U2, tous donc originaires de Grande-Bretagne ou d'Irlande, dépassent Prince dans le cumul de leurs recettes discographiques, de faire glisser pour l'occasion le concept d'américanisme vers celui de musique anglo-saxonne. Et il ne s'embarrasse pas plus de frontières que de catégories, annexant à la consommation de films et de disques celle des crèmes glacées et des boissons gazeuses. II faudrait, pour prendre en compte un éventuel développement du marché des productions culturelles américaines en France, et sans préjuger des conséquences dommageables ou non de celui-ci, étudier sur le long terme une série de paramètres significatifs, et noter leur évolution : on a pu constater que, au moins dans le domaine hautement symbolique de l'exploitation cinématographique, sur laquelle on dispose d'une longue série de données extrêmement fiables, il était impossible de relever l'ombre d'une miette de quart de poil d'une tendance à la hausse. Il semble, de plus, que le noeud du conflit porte sur la proscription des subventions gouvernementales accordées à une activité productive : il convient alors de rappeler que, si tant est que l'on définisse par là des sommes prélevées par le gouvernement sur le budget de l'Etat - et on voit mal quelle autre définition pourrait être proposée - le montant cumulé des subventions accordées depuis 1988 au cinéma français s'élève à zéro franc. Tout naturellement, on en vient alors à suspecter la sincérité de la diabolisation dont les Etats-Unis font l'objet en la matière. On voit d'ailleurs mal ce que gagnerait le cinéma américain à une éventuelle disparition totale de l'européen, dans la mesure où elle n'accroîtrait sans doute pas sa clientèle, où cette disparition, entraînant baisse des entrées, fermeture de salles et donc réduction globale de l'offre, lui serait dommageable, et où l'on sait par ailleurs qu'il est très dépendant du maintien d'une activité cinématographique en Europe, en aval, pour écouler ses produits, en amont pour se fournir en scénarii, réalisateurs et, surtout, techniciens. |
Car pour combattre un conformisme esthétique qui s'exerce dans un domaine qui les intéresse tout particulièrement, celui de l'image, les meilleurs metteurs en scène américains ont pris l'habitude de recourir systématiquement à des directeurs de la photographie européens. Dès lors, il est banal de voir Philippe Rousselot recevoir l'Oscar 1993 pour sa photographie du dernier film de Robert Redford ; il succède ainsi, quinze ans plus tard, à son maître Nestor Almendros, chef-opérateur de François Truffaut et d'Eric Rohmer mais aussi, pour ne citer que quelques non-anglophones, aux Allemands Michael Ballhaus (ex de Rainer Wemer Fassbinder) et Robie Muller (ex de Wim Wenders), au Suédois Sven Nykvist (chef-op d'Ingmar Bergman), ou encore aux Italiens Guiseppe Rotunno (Visconti et Fellini) et Vittorio Storaro (chef-opérateur de Bernardo Bertolucci et de Francis Ford Coppola depuis Apocalypse Now). En gros, depuis la fin des années 70, les professionnels du cinéma américain ont décerné trois Oscars sur quatre pour la meilleure photographie à des techniciens européens. Economiquement, les échanges de produits, on le sait, s'exercent à sens unique : vouloir briser cette dépendance, par exemple en cultivant le fantasme de l'exportation de films vers les Etats-Unis, comme l'ont fait depuis des années une quantité de mégalomanes de second ordre qui se trouvaient être également producteurs de cinéma, est puéril. Et insignifiant, tant les masses financières en jeu sont dérisoires : tous canaux de distribution - salles, vidéo, télévision - confondus, le chiffre d'affaires de la production américaine dans la CEE pour 1992 est estimé à 3,6 milliards de dollars, ce qui correspond, en gros, à même pas deux places de cinéma par ressortissant de la CEE et par an. Voilà sans doute qui relativise l'importance planétaire de l'enjeu : il ne porte pas, donc, sur la puissance des chiffres, mais sur celle des symboles. Ainsi ce qui, sans doute, énerve, dans l'affaire TNT-Cartoon Channel, outre l'inconcevable prétention d'un péquenot d'Atlanta (Géorgie) à vouloir émettre des programmes en langue française sans en référer aux autorités françaises, c'est l'insolence de la grille de cette chaîne, qui prévoit de diffuser deux fois par semaine un film doublé ou sous-titré en français, en provenance pour l'essentiel du vieux stock de la MGM que Ted Turner a racheté voilà déjà un certain temps, et qui accorde une place à peu près équivalente au norvégien, au suédois et au finlandais. Cela n'a rien d'étonnant : une estimation faite en juin dernier du nombre de foyers potentiellement spectateurs des chaînes diffusées, comme TNT-CarîoonChannel, par les satellites Astra, dénombrait 867 000 clients éventuels en France, et 853 000 en Finlande ; pour les sociétés opératrices de chaînes de ce genre, les marchés français et finlandais présentent donc un intérêt équivalent. Les Belges, eux, francophones et néerlandophones, sont 3,5 millions, les Suisses, au total, deux millions : de leur attitude dépendra donc le succès d'une entreprise qui a pour Tumer Broadcasting l'importance que Série Club a pour M6. Le seul point par lequel la production audiovisuelle fait exception dans le flux du commerce mondial est justement que le caractère culturel de celle-ci la rend extrêmement difficile à exporter. Une accumulation de circonstances, dans laquelle les diverses conséquences idéologiques et économiques de l'après Seconde Guerre Mondiale ont autant d'importance que l'existence d'un marché intérieur qui doit sa puissance moins à sa taille qu'au fait qu'il n'a jamais été entravé par un monopole d'Etat, ont fait des Etats-Unis, premier fournisseur de programmes de la planète, la seule exception globale à cette règle. Mais cette prééminence est bien insuffisante lorsque, dans les pays développés, une activité de production autochtone puissante et diversifiée permet la satisfaction d'un public dont les goûts sont, majoritairement, dans chaque grand pays européen, et indépendamment de toute espèce de réglementation, portés vers les productions nationales. Ce procès en mauvaises intentions que le gouvernement français fait à l'américain, je me suis souvent demandé quel étrange aspect il pourrait bien avoir vu, par exemple, de Cardiff, par les acteurs et les techniciens qui travaillent pour Lluniau Lliw, une société qui produit des séries et des téléfilms en gallois pour Sianel Pedwar Cymru, la branche régionale de la chaîne privée britannique Channel 4. Rappelons, à l'intention des esprits forts à l'ironie facile, que Channel 4, avec un chiffre d'affaires un peu inférieur à 3 milliards de francs, représente 10 % du marché de la télévision en Grande-Bretagne. Sans doute sont-ils trop occupés pour s'étonner d'un particularisme qui considérerait leur activité comme particulariste, eux qui ne sont que quelques-uns des acteurs d'un système de production télévisée qui reste le plus puissant, le plus rentable et le moins déficitaire d'Europe. La manière dont nos milieux lettrés
ont interprété une situation économique
exceptionnelle, née de l'augmentation brutale des besoins en
programmes générée par l'apparition rapide de
nouvelles télévisions dans presque toute l'Europe à
partir de 1986, besoins que seuls, avec leur stock de productions
inédites, les américains pouvaient satisfaire, et qui
donne à penser que ceux-ci se battent moins aujourd'hui pour
accroître leurs marchés que pour conserver ceux qu'ils
ont pu acquérir à cette occasion-là, comme une
incarnation du mal, lequel ne se préoccupe pas tant de
conquêtes que de destructions, invite à se poser des
questions à longue portée sur les fantasmes quasiment
moyenâgeux de puissance négative des images, de
sauvegarde d'une pureté culturelle nationale, de diabolisation
d'un ennemi qui ressemble fort à un bouc émissaire, qui
les agitent. Les mêmes analystes qui, l'année dernière seulement, appelaient aux armes face au déferlement sur nos écrans du reality-show, genre censé miraculeusement cumuler le faible coût du magazine avec l'audience de la fiction, et qui a disparu l'année d'après parce que, bien évidemment, coûtant trois fois plus cher qu'un magazine sans être pour autant, comme une fiction, rediffusable, il présentait des caractéristiques exactement opposées, sonnent aujourd'hui de la trompe face à l'envahisseur américain, et ce, sans avoir besoin de tenir compte du simple fait que TF1, chaîne uniquement préoccupée de ses recettes et experte en détournements de réglementation, a désormais presque totalement cessé de diffuser des fictions télévisées américaines aux heures de grande audience. Nul doute qu'avant que le public, l'éternel absent de l'histoire, ne leur ait donné tort, ils auront trouvé une nouvelle chimère à enfourcher. Denis Berger 3 novembre 1993 |
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