Cynique

Le Petit Sémiolo 5 : pourquoi faut-il détester Cousteau ?

Revoir le Monde sans Soleil, le deuxième long métrage de Jacques-Yves Cousteau trente ans après sa réalisation est une expérience plutôt troublante. Parce que, au delà de la naïveté des commencements de ces premières explorations sous-marines où la grande question est de savoir si, après avoir séjourné quelque temps sous 7 mètres d'eau, les hommes pourront survivre dans un caisson placé à 12 mètres de profondeur, on voit très clairement, et très consciemment, s'ébaucher un système. La série d'abord, avec ce deuxième film, et qui trouvera ensuite sa dimension définitive à la télévision ; la formation du capital Cousteau, ce chef incontesté qui commande, qui explique, mais qui ne manipule rien, et que l'on voit vraiment beaucoup ; la dramatisation de l'existence animale enfin avec, et avant l'invention du gentil dauphin, invention américaine et donc pas très appréciée de Cousteau qui préférera les baleines, la diabolisation, par le commentaire et, surtout, par la musique, du représentant du mal, le requin.

On l'aura compris, les liens entre Disney et Cousteau ne se limitent pas aux destins parallèles du Parc Océanographique Cousteau des Halles, qui a fermé, et de l'EurodisneyIand de Marne-la-Vallée, qui n'aurait jamais dû ouvrir. Leurs chemins se sont croisés dès les années soixante, au moment où Disney a tenté, sans succès, de prendre position sur le marché du documentaire animalier. Aujourd'hui, leurs secteurs d'activité et leurs fonds de commerce sont disjoints, mais leur méthode est identique : une représentation, cristallisée autour de la figure quasi-divine d'un père fondateur, enchantée, moralisatrice et anthropomorphique du monde animal. On a beaucoup parlé de celle de Disney, pourtant radicalement située dans l'univers de la fiction puisque ne recourant même pas à l'effet de réel qu'apporte la présence d'acteurs, et donc intégralement du domaine de l'imaginaire. On ne l'évoque pas à propos de Cousteau, où elle est tout aussi présente comme, par exemple, dans cette séquence d'une de ses émissions où l'on assiste aux efforts insensés et inefficaces menés, plusieurs jours durant, par son équipe, afin de sauver un baleineau échoué. L'histoire ne dit pas si ce dernier a été ensuite enterré sous une dalle portant le nom que celle-ci lui avait attribué.

Le mode de pensée qui fait de l'animal l'égal de l'homme est bien connu des ethnologues : on l'appelle l'animisme, et il est caractéristique des sociétés dont le développement intellectuel est rudimentaire. Parce qu'elle est systématique, son utilisation par Cousteau dépasse l'empathie immédiate qui s'exerce, notamment chez les enfants, à l'égard de nos camarades mammifères, laquelle est sans doute à l'origine de bien des vocations précoces de scientifiques. Mais une des caractéristiques les plus élémentaires du scientifique est, justement, de dépasser cette vision très primaire du monde. Alors, a contrario, le travail de Cousteau ne relève pas du domaine scientifique : marqué d'animisme, totalement préremptoire et strictement moralisateur, il est, exclusivement, idéologique.

Semblable en cela à bien des techniciens qui, parce qu'ils sont ou se croient être investis d'une fonction sociale, négligent les conditions de fonctionnement du monde humain, et tiennent un discours dont ils s'étonnent de l'inefficacité alors qu'ils sont en mesure d'en démontrer la pertinence, Cousteau développe, empiriquement, et au fil, déjà long en ce qui le concerne, des années, une vision du monde mensongère, égotiste, et d'autant plus nuisible que son succès lui a permis de faire des petits.

Cousteau prend donc place parmi les grands anciens de ces nouvelles idées écologistes dangereusement antidémocratiques, et a fortement contribué au développement de la bonne conscience des pays riches en apportant, à une époque où les brav'nègres ne sont plus braves du tout et cognent quand on les traite de nègres, un substitut idéal, silencieux et inoffensif : le mammifère marin. Alors, pour, au moins, éviter des adhésions naïves à un système dangereux, une seule solution : la contradiction. Et la critique de ce genre de discours, exercice intellectuel utile, et sain.

Denis Berger 2 mars 1993

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