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Vu à ma télé 1 : Taxi | |
Taxi était un magazine cher. Mais, chose rare, on en avait pour son argent. Taxi apportait une telle quantité d'innovations qu'il en devenait, à force, révolutionnaire. Et d'abord avec son emballage, ce concept-clé de la télé d'aujourd'hui, qui alternait le pire, avec ces séquences de fiction singeant l'apparence d'un cinéma qui n'existe plus, et le meilleur, avec cette utilisation évidente et pourtant jamais vue des systèmes de traitement numérique des images. Le pire, donc, ou peu s'en faut : parce que la fictioncinématographique est obligatoirement un summum : del'esthétique, de préférence, mais, à défaut, au moins dela technique, et pas seulement celle de l'image :des techniques du scénario, du dialogue, de la direction d'acteurs, du montage, de la mise en scène. Toutes ces caractéristiques manquaient le plus souvent, dans les bouts de fiction de Taxi, faute de temps, de talent et d'argent :ne restait qu'un succédané de cinéma, ennuyeux et impuissant. Le meilleur, ensuite, avec cette idée si élémentaire : utiliser la puissance presque absolue des systèmes numériques, qui permettent de placer n'importe quel morceau d'image de n'importe quelle origine dans n'importe quelle position, et de le déplacer de n'importe quelle manière, pour faire, simplement, de la mise en page. Longtemps, ces machines, malgré des coûts qui varient entre 800.000 F et trois millions de francs l'unité, n'ont été que des gadgets : elles servaient à faire des effets, c'est à dire des choses inutiles, et immédiatement périmées. Elles n'avaient pas de but, seulement une fonction, la plus pauvre de toutes : épater le badaud. Avec Taxi, on leur découvre une nécessité assez modeste : illustrer les propos du commentateur de service. Le résultat est exceptionnel, et modifie totalement le cadre de l'image télévisée, et le statut du journaliste dans cette image. Finis, les troncs coupés placés à côté d'une diapo : le journaliste est désormais un élément graphique comme les autres, qu'on peut découper, agrandir, incruster au même titre que les autres : on peut utiliser toutes les ressources de la mise en page, et, en plus, toutes celles du mouvement. Alors, chaque séquence devient une œuvre d'art ; leur réalisateur est un spécialiste : il s'appelle Guy Seligmann. Reste le principal, l'originalité profonde de Taxi. Les autres magazines de grands reportages montrent et, parfois, commentent ; Taxi, lui, montre et, ensuite, fait parler. |
Et, bien que cela paraisse invraisemblable, c'est une première : pour la première fois, on voit des responsables confrontés à l'image de la réalité sur laquelle ils sont censés agir. Même à ce niveau là, on peut assister à des scènes intéressantes. Seulement, les choses sont plus complexes, parce qu'on a affaire là à un des trucs spécifiques de la télé, une invention, encore, du Service de la Recherche : un dispositif. Le dispositif, en apparence, est une construction simple : pour Taxi, un reportage, puis la réaction immédiate d'un représentant d'une autorité concernée. Elémentaire, démocratique, presque normal. Mais l'apparence est trompeuse : il y a un piège, une stratégie du dispositif, et Philippe Alfonsi l'utilise parfaitement : il suffit tout bêtement de prévoir la réaction de la victime. Comme celle-ci est nécessairement stéréotypée,puisque la manœuvre est fructueuse seulement si une opposition existe entre le discours officiel et la réalité, la tâche est aisée ; il ne reste plus qu'à trouver les éléments qui pourront contredire cette réaction officielle. Simple, et absolument destructeur. Quel plaisir que de voir ces fonctionnaires s'engager dans une direction qu'ils croient être celle de la sortie, et se retrouver face à un cul-de-sac ; quel joie de les voir hésiter et se taire, de saisir leurs regards pathétiques. Quelle jouissance que d'imaginer qu'un jour, peut-être, on n'aura plus affaire à un fonctionnaire inconnu, et donc quasi anonyme, mais à du gros gibier, à un puissant en exercice. Vraiment, c'était un plaisir trop fort, dangereux, presque intolérable ; qu'on se rassure : Taxi est supprimé. C'est vrai. Taxi était un magazine cher. Remarquez, 800.000 F, c'est un tarif tout à fait normal pour un magazine de grands reportages, mais évidemment. Apostrophes, en face, fait autant d'audience et coûte 150.000F. Bien sûr, diffuser une enquête achetée à la Télévision Suisse Romande revient beaucoup moins cher. Mais les économies ont une limite, et elle est, au sens propre, vitale. Le minimum vital, pour un service public de télévision, est de produire au moins un hebdomadaire de grands reportages : avec la disparition du Magazine de Michel Honorin, avec la fin du Taxi de Philippe Alfonsi, on a franchi ce seuil. La télévision française, depuis longtemps, se trouve dans un état de coma dépassé : en ce moment, on débranche les appareils qui faisaient semblant de la maintenir en vie. En supprimant Taxi, on coupe simplement un tuyau de plus. Denis Berger 28 janvier 1987 |
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