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Vu a ma télé 2 : Point Chauds

Les ravaleurs de façades qui, élément par élément, s'attachent à transformer l'allure des vieux genres télévisuels pour les faire entrer de force dans le grand catalogue de ces produits dits médiatiques et que certains, par ignorance ontologique du sens de ce mot, osent qualifier de modernes, en sont maintenant arrivés à l'article « Grands Reportages ». Ils ont vu Taxi, et ça leur a fait très mal. Ils ont jeté un petit coup d'œil du côté des grands maîtres du professionnalisme, et ils ont fourni, comme on le leur avait demandé, une émission clés en mains : elle s'appelle Points Chauds et elle décrit, région par région, quelques-unes des situations difficiles du monde d'aujourd'hui ; plus que présentée, elle est possédée par Alain Denvers, et elle est tellement typique de ce qui nous attend désormais qu'elle mérite qu'on s'y arrête un peu.

Ce qui frappe, d'abord, c'est le but : Points Chauds, malgré son thème, ses documents et sa place dans la grille des programmes, n'est pas un magazine. Il ne cherche pas à informer, et encore moins à montrer. Sa justification est pédagogique : avec Alain Denvers dans le rôle de l'instit, on a droit à un petit cours élémentaire sur l'intégrisme chiite en Iran ou le développement économique de la Chine, agrémenté d'images qui bougent, qui parlent et qui ressemblent vraiment à des gens réels, de jolies gravures synthétiques, de textes en seize couleurs, et d'un fond musical permanent, caractéristique du pays visité, pour ceux qui s'ennuient pendant la leçon. De temps en temps surgit un leitmotiv visuel, fabriqué avec des images de synthèse simplettes : des portions de territoires de couleur grise, divisées en hexagones, défilent : périodiquement, un hexagone s'ouvre comme une fleur, laissant voir un point rouge. Difficile, alors, de ne pas penser aux trucages optiques qui, tous les quarts d'heure, clôturent les séries télé américaines, et dont la fonction est d'encadrer les intermèdes publicitaires. En sacrifiant à cette règle, en prévoyant l'inclusion à venir de films publicitaires, Points Chauds rentre dans une catégorie nouvelle, que l'on sait promise au plus brillant avenir : celle des programmes lisses, où tout, y compris la publicité, l'intrus par excellence, est intégré dans le déroulement de l'émisssion.

Car c'est cela qui frappe ensuite, et c'est en cela que Points Chauds est exemplaire : c'est un flux, et seulement un flux. Ni hésitation, ni réflexion, ni retour en arrière : tout coule de gauche à droite, tout est imbriqué, carrossé. Profilé comme un TGV : les images d'archives les plus hétéroclites, les témoins qui, tels des diables, sortent de leurs boîtes pendant dix secondes à l'appel du maître de cérémonies pour lâcher trois phrases aussitôt coupées par un commentaire, les images de bribes de reportages qui disparaissent dans le fondu enchaîné de la question suivante que, comme un prestidigitateur, Alain Denvers extrait de son chapeau. Points Chauds est une émission pressée : pas le temps de s'arrêter pour regarder le paysage et essayer de le comprendre : comme dans tout voyage organisé, le programme est chargé et le temps compté. Points Chauds, surtout, n'est pas du reportage, ni même de l'actualité : c'est du post-produit, c'est à dire, d'un bout à l'autre, du réchauffé, des images non seulement montées, mais traitées, incrustées, fabriquées en régie, durant de longues journées de travail. Un peu comme les télé-maquettes de Guy Seligman pour Taxi, l'humour et l'imagination en moins, la pesanteur et l'anonymat en plus. La différence est dure.

Et quand défile le générique, on apprend que cette post-production est réalisée à Montréal : tout s'éclaire. Cette absence, étonnante, de l'actualité, laquelle est incompatible avec la durée de préparation et de fabrication d'une telle émission, mais aussi cette grisaille pesante et ce conformisme inévitable qui suintent de Points Chauds : tout cela est caractéristique de coprods ; dans le cas présent, on assemble les morceaux à Montréal pour fournir une bande diffusable dans tous les pays francophones : il ne reste plus, sur place, qu'à rajouter les interventions doctorales du M. Loyal local, et ça roule. Ce n'est qu'une hypothèse. Mais une chose est sûre : après une heure de Points Chauds, on n'a rien vu, si ce n'est une caricature de magazine uniquement préoccupé de son apparence, et on n'a rien appris, sinon que l'avenir est sombre pour les grands reporters : la télévision française, aujourd'hui, n'a plus rien à faire de la réalité

Denis Berger 16 juillet 1987

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