Cathodique

Vu a ma télé 3 : utiliser les restes

Trois lettres et deux ronds : INA, des initiales qui fleurissent tout en bas des génériques des heures mortes de nos télévisions privées, trois lettres et deux ronds, blancs sur fond noir et en tout petit, d'une austérité irréelle à l'heure où un logo qui se respecte ne peut pas ne pas voler pendant trois minutes à travers l'écran, surchargé d'or et étayé de perspectives herculéennes. Trois lettres précédées d'un sigle presque invisible, le Sésame d'une caverne d'Ali-Baba sonore et visuelle, le c pour copyright.

Qui se cache derrière cette étiquette ? En théorie, rien, ou si peu : des archives, des images qui ne sont plus d'actualité et qu'on garde au cas où, des programmes vieux de quinze ans,déjà diffusés trois fois et devenus propriété de l'INA en tant que,justement, archives, tellement tout le monde était sûr qu'on ne les reverrait jamais, sauf par bribes, pour illustrer tel ou tel discours. Comment ont-elles fait, ces images de la télé de papa, ces bobines usées dont personne ne voulait, pour refleurir sur nos écrans au point que, désormais, la soirée du samedi sur le premier réseau de télévision dépend entièrement d'elles ?

Voilà six mois, elles ont refait surface ; il fallait alors remplir les grilles des réseaux câblés par des images qui, vu l'importance des moyens financiers de ceux-ci, se devaient d'être à peu près gratuites ; et, au prix de mille francs l'heure, soit trois mille fois moins que le coût de la fiction fraîche, les images de l'INA l'étaient. C'était pour la bonne cause, presque par philanthropie, en somme. Et puis, elles ont fait un pas de plus, en envahissant le territoire naturel de la rediffusion, l'après-midi. Accommodées d'une sauce nostalgique, elles célèbrent des heures durant les délices de la télé d'autrefois : celle-ci était, peut-être, meilleure que celle d'aujourd'hui. Elle avait au moins l'avantage, que l'autre n'a pas, de produire. On les retrouve aussi, ces images, sous une forme particulièrement croustillante, dans la catégorie documentaires de création : là, on réactualise des portraits d'artistes tournés avant la couleur. Pour ce faire, on garde le montage original, et on y insère des plans en couleur des œuvres présentées, à l'origine, en noir et blanc.

Simple, et gratuit : on tourne deux minutes d'images nouvelles, et, bien sûr, ça compte pour une émission complète au cahier des charges. Ensuite, il ne leur restait plus qu'à investir le lieu sacré du prime-time, et à gagner ainsi leur bâton de maréchal : grâce à TF1, désormais, le samedi soir, c'est fait.

Autrefois existait un monopole public de télévision ; l'INA était son service de la recherche : il fabriquait des émissions fauchées,originales, discrètes et intelligentes, dispensatrices de plaisir intellectuel, cette chose rare et précieuse que l'on cultive maintenant à coups de bulldozer. Il lui fallait alors six mois de tractations pour faire diffuser quelques heures de programmes, dans les créneaux horaires désolés des couche très tard et des travailleurs du mois d'Août. Aujourd'hui que la coquille est vide et la recherche terminée, l'INA devient le plus gros fournisseur de programmes des télés commerciales, et son logo fleurit partout. Cela s'appelle : l'ironie du sort.

Bien sûr, c'est provisoire, c'est juste pour boucher les trous laissés dans les grilles par deux ans d'attentisme en matière de production. Quelques mois d'attente, le temps de tourner quelque chose, et tout redeviendra normal. Mais si ça marchait ? Si, finalement, ces programmes qui n'ont rien coûté, que l'on diffuse parce que les étagères sont vides et qu'on n'a rien d'autre à montrer, généraient suffisamment de rentrées publicitaires pour que nos programmateurs n'aient pas besoin de fabriquer autre chose ? Sans doute perdraient-ils ainsi une fraction de leur public, la plus exigeante. Mais si, pour garder cette clientèle, il faut dépenser plus en production que ce qu'elle rapporte en publicité, pourquoi produire ? En matière de télévision, l'innovation n'est pas indispensable : pas de concurrence étrangère, pas de pression technologique, des ressources quasi-certaines, puisque la publicité peut très difficilement s'investir ailleurs ; si, en plus, on ne dispose que d'un petit nombre de réseaux nationaux et centralisés, qui pourra les empêcher de s'entendre pour ne rien produire, de vivre sur leurs stocks, et de repasser sans fin la même chose, régulièrement, tous les trois ou quatre ans ? Le film du dimanche soir fonctionne déjà suivant ce cycle : peut-être, bientôt, toute la fiction fera de même, et le tiercé film-plateau-rediffusion raflera toutes les mises.

Denis Berger 12 octobre 1987

Cathodique