Cathodique

Vu à ma télé 4 : Voisin Voisine

Aux petites heures de chaque journée, La Cinq diffuse une sit-com, un de ces feuilletons conviviaux qui réunissent familles, amis et animaux d'appartement autour d'un événement quelconque de la vie quotidienne. Celui-ci s'appelle Voisin Voisine, et il est vraiment différent des autres.
Ça se passe dans des intérieurs ordinaires, à peine meublés, mais très grands. Trois caméras enregistrent les situations, de loin, à l'économie : cadrages aléatoires, son confus, montage en direct qui laisse passer les silences, les hésitations, les lapsus. Pas de mise en scène : une simple mécanique qui pianote d'un plan à l'autre, sans préparation, sans finalité, avec un seul impératif : parer au plus pressé. Pas de dialogues écrits : un bavardage languissant. Pas de scénario mais, comme dans les exercices de psychothérapie, des thèmes, à développer. Lesquels ? Un cadre a vainement essayé, pendant la nuit, d'écrire le discours qu'il doit présenter en assemblée générale. Trois copines rédigent une lettre pour se plaindre des défauts d'un détachant ménager. Une mère compatissante organise un goûter pour les orphelins de son arrondissement. Les dialogues ? Des exemples : « Oh, tiens ! Vous avez deux télés ? » « Ah non, c'est pas des télés, c'est des ordinateurs ». Ou encore : « Vous êtres vraiment des gamines... (respiration, temps de réflexion : on sent la lutte implacable entre l'effort dans la recherche du mot assassin, et l'impossibilité absolue d'interrompre l'enregistrement)... idiotes ! ».

Et quand arrive le générique, on peut jouer à compte-sponsors : dans le cas présent, ils sont trente-huit. Tout cela dure une bonne heure, soit deux fois les 26 ' qui sont de règle pour un programme de ce type. Au moment où j'écris, on diffuse le 85e épisode ; ça passe le matin et, bien sûr, compte tenu de l'horaire et de l'aspect de la chose, l'audience est nulle : on parle de 0,5 %.

Alors, où est le truc ? On aura compris que les moyens mis en œuvre, les concessions systématiques qui rendent Voisin Voisine juste audible, à peine regardable et de toute façon mortellement ennuyeux n'ont qu'un but : réduire, avec minutie et acharnement, les coûts de production.

Car cette série n'est rien d'autre qu'une double escroquerie. Elle revient, dit-on, à 150.000 F de l'heure, soit quatre fois moins cher qu'une sit-com classique. Les sponsors payent leur part : j'imagine qu'elle est modeste, mais ils sont nombreux. La Cinq doit participer à l'opération, d'assez loin, du bout des lèvres, histoire d'avoir son étoile au générique. L'essentiel du coût reste donc à la charge du producteur ; où est son intérêt ? Elémentaire : prévoyant, mais un peu simple, le pouvoir législatif a décidé d'accorder aux producteurs d'œuvres de fiction télévisée des subventions dites de réinvestissement : pour chaque heure produite et diffusée, on reçoit une somme, variable suivant les années budgétaires mais qui doit, pour l'heure, dépasser les 300.000 F, à condition que ces fonds soient réengagés dans des productions nouvelles.

La combine n'est donc pas compliquée : si on réussit à fabriquer quelque chose qui, juridiquement, entre dans le domaine de la fiction et qui coûte le même prix que du direct, on double automatiquement sa mise. ne reste plus, ensuite, qu'à trouver une chaîne pas regardante pour passer tout ça en douce, et le tour est joué. Et ainsi La Cinq, le front haut, liquide les obligations de son cahier des charges : les voilà donc, les 150 heures de fiction 100 % française que l'on lui réclamait avec tant d'insistance. Comment ? Ça ne lui a quasi rien coûté ? Ça repousse les limites de la nullité bien au-delà de l'imaginable ? L'esprit de la loi est piétiné ? Mais vous n'êtes jamais content !

Voisin Voisine n'est pas une sit-com comme les autres : elle ne suscite pas le mépris ou l'ennui, mais la résignation. Une déjà assez vieille maxime rappelle que, en matière d'audiovisuel, les lois sont faites par des naïfs, et pour des malins. Le couple infernal qui a produit et diffusé Voisin Voisine est décidément bien trop malin : on a du mal à imaginer que la leçon puisse être profitable.

Denis Berger 22 décembre 1988

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