Cathodique

Vu à ma télé 5 : Jeux Olympiques à Barcelone

Que rate-t-on, au zapping incessant auquel a choisi de se livrer FR2/FR3 pour la retransmission des Jeux Olympiques de Barcelone ? Aux dires des responsables, rien, au contraire : on voit tout ce qui nous intéresse, puisque ce qui nous intéresse, c'est d'abord les Français, et en direct, ou presque. Belle application d'une vieille revendication de la télévision, celle de l'ubiquité. Vous n'y êtes pas, et vous avez raison ; grâce à la télévision, vous pourrez voir beaucoup mieux, et beaucoup plus, que ceux qui ont voulu y être. Evidemment, on choisit à votre place ce que vous voyez, et la manière dont vous le voyez. Mais, respectueux des goûts du public, on est sûr que vous n'auriez pas fait d'autres choix que celui que l'on vous propose, c'est-à-dire, essentiellement, les Français.

Que rate-t-on, alors ? D'un point de vue historique et statistique, rien. Par l'augmentation des durées de diffusion, élément visible de l'augmentation des événements télévisés simultanément disponibles, on assiste bien à une quantité jamais vue de performances. Mais on manque la durée, on manque les temps morts. On manque, cette fois par la faute du réalisateur espagnol, ces extraordinaires moments de la joie des athlètes après la victoire.

Pourtant, ces gens capables de s'imposer des exercices insensés pour arriver un jour à une finale où ils savent bien que, sauf exception, sur huit partants, cinq seront en mesure de gagner, et que la victoire, et la récompense de ces années d'efforts, se joue sur un coup de dés, méritent bien autre chose que la censure systématique de ces moments-là qui sont remplacés par des plans des braillards avec petits drapeaux qui forment le public et que le réalisateur, sans doute habitué aux jeux télévisés, est sûrement surpris de voir applaudir sans même que l'on lui ordonne de le faire. Ils n'ont l'air de rien, ces plans d'insert sur le public, et on pourrait, superficiellement, les mettre au compte d'une maladresse aggravée de démagogie : et, pourtant, ils nient l'humanité de l'athlète et le courage de son effort solitaire et en font une machine à résultats, un gladiateur entrant en scène pour le plaisir de l'assistance et soumis à un arbitraire que l'on a vu tristement à l'oeuvre lorsqu'elle a décidé de contester la victoire marocaine dans le 10 000 mètres.

Manque donc, par la faute de ces plans de foule, de ces coupures publicitaires, de ces incessants changements de lieux et d'actions, la durée du réel et sa dramaturgie, et ce d'autant plus cruellement que l'on avait vu l'an passé, pendant les Championnats du Monde d'athlétisme de Tokyo, lors de la finale du saut en longueur, comment un vrai réalisateur peut mettre en scène ce qui, grâce à lui, devient un des plus grands moments de l'histoire du direct à la télévision. Le saut en longueur, par ses caractéristiques propres comme par son historique récent, est un sujet en or pour une telle dramaturgie. D'abord, parce que c'est un concours : les finalistes ont droit à six essais et le classement n'est jamais établi avant la fin de l'épreuve.

Ensuite, il présente des conditions suspensives : si un athlète prend son élan au-delà de la ligne limite, l'essai est nul ; si le vent souffle dans le bon sens à plus de deux mètres/seconde, un éventuel record ne peut être homologué. Enfin, il a une histoire, celle d'un record du monde vieux de presque vingt-cinq ans et que, ce soir-là, deux hommes seulement peuvent battre : Carl Lewis et Mike Powell, lequel, en vingt-cinq duels, a toujours été vaincu. Le concours avance, Carl Lewis est en tête et seul Mike Powell résiste. Celui-ci s'élance pour son quatrième essai et il va très loin ; hélas, il a mordu. Mordu ? Il se jette à quatre pattes pour voir la trace qu'il a laissée sur la ligne : pas de doute, comme le montre bien le gros plan que le réalisateur insère alors, il a mordu. C'est le tour de Carl Lewis pour son cinquième essai où, en un bond gigantesque, il retombe au-delà de la marque du record du monde. Mais il quitte le sautoir, une grimace sur la figure : le vent était trop fort, le record ne sera pas homologué. Arrive alors Mike Powell, le visage totalement fermé, prêt à tout tenter : il prend son élan, il saute, le corps jeté en arrière, il fait deux pas en l'air et atterrit très loin. On sait que c'est le bon. Reste à savoir si les conditions sont remplies, ce dont s'occupe le réalisateur, en deux plans rapides : l'essai n'est pas mordu et le vent très faible. Il revient à Mike Powell qui attend, fermé, tremblant, que son saut soit mesuré. Le réalisateur prend alors un risque incroyable, mais sûrement calculé, parce qu'il sait combien de temps va prendre la mesure : il fait un gros plan du visage de Carl Lewis qui, lui aussi, attend de savoir s'il a perdu son titre virtuel de champion du monde. Le réalisateur avait raison : ça dure et il a le temps de revenir sur Mike Powell, cadré de côté et, au risque de la voir sortir du champ, en plan rapproché, coupé à la taille.

Encore quelques secondes et Mike Powell éclate : il se tourne vers la caméra, les bras levés, et part comme un fou sur la piste : il a gagné, il a pris la tête du concours et battu le record du monde. Reste le dernier acte, le dernier essai de Carl Lewis qui n'améliore pas : Mike Powell, assis sur un banc, se jette à terre. Par la faute d'un cameraman mal placé, le réalisateur le rate. Ce n'est pas grave : il avait à mettre en scène un événement devenu unique par une accumulation de coïncidences. Parce qu'il avait réfléchi à la dramaturgie de ce concours et mis en place les moyens nécessaires, il a réussi son coup et fabriqué un exceptionnel moment de télévision. Ce qui fait la caractéristique du direct et permet donc de repérer, à un mouvement absent, à une coupe bizarre, à un silence disparu, le faux direct, celui de ces plateaux enregistrés, puis montés avant d'être diffusés, ce sont les moment creux :: ces relâchements dramatiques que le montage supprime par économie et qui sont le gage d'une dramaturgie en marche et l'espoir d'un drame toujours possible. Le nivellement par le zapping arrive presque au même résultat que le montage : on sort du direct pour entrer dans le différé ; en route, on a perdu la télévision.

Denis Berger 21 août 1992

Cathodique