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Vu à ma télé 6 : les collégiennes de Creil

Qu'est-ce qui fait du port d'un foulard par trois collégiennes musulmanes, signe incontestable de leur adhésion à une conception de l'Islam où la femme est un être privé des mêmes droits que l'homme et donc, à ce titre, légalement inacceptable en France, un événement digne de rassembler, à l'occasion d'un lundi de rentrée scolaire, à Creil, par un petit matin automnal sec, mais froid, non seulement toute la presse écrite, parlée et télévisée d'Ile de France et de Picardie, mais aussi la BBC, dont on peu, à priori, suspecter la sincérité de l'intérêt qu'elle porte au concept de la laïcité dans l'instruction publique ?

Au fond, on le sait bien. On sait qu'un journal, télévisé dans le cas qui m'occupe, connaît des contraintes structurelles qui modèlent très étroitement son contenu. Par exemple, sur TF1 et A2, les chaînes les plus anciennes, la durée du journal télévisé est traditionnellement fixée à trente minutes ; dans les faits, elle varie très peu : vingt minutes le 15 Août, trente-cinq si, vraiment, ça craque de partout. D'autre part, la référence persistante au modèle de la presse écrite impose une forme, en apparence immuable, une sorte de sommaire-type où chacun des services de la rédaction, politique, société, économie, culture, aura sa tranche de temps d'antenne : ce dernier sera donc rempli par la présentation équilibrée d'une certaine quantité de sujets divers. Cette quantité est de l'ordre de la dizaine : on peut, dés lors, déterminer la durée en quelque sorte réglementaire du sujet, qui est, très précisément, de quatre-vingt dix secondes : jamais moins d'une minute, sauf s'il s'agit d'une interview sèche d'une personnalité quelconque, en réaction à un événement ; rarement plus de deux minutes, et une seule fois dans le même journal.

Le journal est, de plus, diffusé à heures fixes : sur TF1 et A2, à 13 heures et 20 heures : voilà les deux impératifs qui induisent les contraintes de production. Pour fabriquer les images nécessaires à ces sujets, les responsables du planning disposent d'une quantité limitée et incompressible de personnel et de matériel. Il ne leur est pas permis d'aller en deçà de certaines limites, et il est impossible d'aller au delà. Autrement dit, il leur faut impérativement réguler une actualité qui, livrée, en quelque sorte, à la sauvagerie de la survenue anarchique de l'événement, peut connaître de très fortes variations de volume et d'intensité, et cela de manière à ce qu'il y en ait toujours suffisamment, et jamais trop. Il est donc nécessaire d'établir une hiérarchie, à partir de critères propres à décerner à l'événement en question la distinction qui fera de lui un sujet de journal télévisé, lesquels critères varient eux-mêmes en fonction de la plus ou moins grande intensité des affaires en cours. Ainsi, on finit par se retrouver face à une sorte de bourse de l'actualité, où un sujet digne de faire la une un jour sera remplacé le lendemain, même si sa pertinence n'a pas varié, par un nouveau venu qui, une fois épuisé, pourra à son tour laisser la place à celui qu'il avait supplanté, et cela même si aucun élément nouveau n'est intervenu en faveur de ce dernier. Il n'existe qu'un seul absolu, sorte de sanction suprême toujours menaçante même si, là encore, elle n'intervient qu'au bout d'un délai variable : l'usure du temps.

A ces contraintes de base s'en joignent d'autres, plus lourdes, comme celles qui dérivent de la structure des échanges internationaux de l'information, ou plus conjonctuelles, telle la nécessité, pour TF1, de rentabiliser les équipes de tournage qu'elle entretient dans les grandes villes françaises, nécessité qui ne laisse rien ignorer des problèmes de poux des écoliers lyonnais, ou de la violence des affrontements entre les deux clans des restaurateurs de la basilique St Sernin, à Toulouse, déchirés par cette question cruciale : la pente du toit, simple, ou double ?

Ce réseau de contraintes techniques et financières modèle fortement le contenu d'un journal télévisé. Mais bien d'autres mécanismes sont à l'oeuvre. Ainsi en a-t-il été de Creil : en première analyse, le choix de cette ville-là est avant tout pratique : bien que faisant partie du même département, Creil dispose sur Noyon d'un avantage géographique que l'on peut convertir de Km en distance-temps et qui, ramené à la rue Cognaq-Jay, est de l'ordre de l'heure et demie, c'est à dire, énorme : si on décide d'aller à Creil, on peut ramener un sujet pour 13 heures ; de Noyon, on ne peut pas. Creil se trouve encore dans la zone où l'actualité se fractionne par demi-journée ; pour Noyon, il faut une journée ; pour Avignon, il en aurait fallu au moins deux : Avignon, bien sûr, n'a jamais été dans la course.

Economiquement, il était donc normal, pour traiter la question du foulard, de commencer par aller à Creil : là, on a découvert des éléments supplémentaires en faveur de ce choix, comme Emest Chenières, ce principal de collège si bavard qui, comme d'autres, a bien compris la manière dont la télévision procède, en cherchant, à l'occasion de chaque conflit, à mettre en avant un interlocuteur unique, sorte de porte-parole choisi par elle, et qui permettra au téléspectateur de reconnaître la marchandise du premier coup. Ernest Chenières a donc su, comme, avant lui, par exemple, Christine Bravo lors des derniers jours du Matin de Paris, ou Isabelle Thomas pendant les grèves étudiantes de Janvier 1986, utiliser la télévision pour sa stratégie de promotion personnelle, dans un échange maintenant classique, dont les termes sont : je vous dis tout, donc vous ne passez que moi à l'antenne.

Reste la dramaturgie propre à un sujet de ce genre, son tempo, qui s'étend sur des mois et permet donc de toujours en garder un peu sous le coude, pour le ressortir en cas de besoin, comme au début Janvier, soit deux mois après les moments les plus chauds de l'affaire, à l'occasion d'une plainte en diffamation déposée contre le principal, et sa symbolique, qui autorise à élever un événement arithmétiquement nul au statut de révélateur d'un profond malaise social et donc, à ce titre, requérant l'intervention, pour avis, des analystes politiques et sociaux patentés, gens qui, toujours pour des raisons de stratégie personnelle, ont autant besoin de la télévision, qui décerne une notoriété monnayable, que la télé, jouet des pouvoirs politiques, objet de mépris des pouvoirs intellectuels, a besoin d'eux pour, en quelque sorte, aider à la constitution du dossier dont elle espère qu'il fera d'elle, un jour, un moyen d'information légitime et respectable, au même titre qu'un grand quotidien.

Parce que l'on peut y observer la manière dont un jeu de contraintes physiques et un noeud d'ambitions privées se rencontrent pour fabriquer un sujet d'actualité à longue portée, Creil est un véritable cas d'école du fonctionnement du journal télévisé : l'analyser, c'est mettre à jour la mécanique de ce que l'on pourrait appeler, en un clin d'oeil, le complexe politico-médiatique : à Creil, c'est sûrement ça qui intéressait la BBC.

Denis Berger 26 février 1990

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