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Vu a ma télé 7 : les images de l'amateur d'art

On n'imaginait pas Billy Wilder, ce cinéaste sarcastique habitué des comédies légères, sous les traits d'un amateur hautement éclairé d'art contemporain. Le documentaire qu'Annie Tresgot a consacré à cet aspect méconnu de sa personnalité est donc, autant dans ce qu'il montre que dans ce qu'il permet de comprendre, une révélation. Billy Wilder, 87 ans et un cerveau en parfait état de marche, né à Vienne et émigré aux Etats-Unis à une époque où il valait beaucoup mieux être juif du bon côté de l'Atlantique, collectionne un peu n'importe quoi, du mobilier Thonet ou des bouteilles d'alcool, mais surtout des oeuvres d'art moderne. Ces oeuvres, il les a très bien vendues en 1989 - pour assurer ses vieux jours sans être obligé de réaliser un film alimentaire, dit-il - et il nous montre, à l'aide d'un catalogue, ce que l'on pouvait trouver dans sa collection, c'est-à-dire de tout : des expressionnistes allemands, Ernst Kirchner ou von Jawlensky, et quelques oeuvres d'Egon Schiele, qui témoignent sans doute de sa jeunesse centre-européenne, mais aussi un Miró, un Braque, un Picasso - un portrait de femme datant de 1921, acheté 5000 dollars et revendu 5 millions - un Delvaux, un Klee, une sculpture d'Henri Moore et même, rareté absolue, un Balthus.
Le moment est un peu fugitif, et l'image qu'il donne de sa collection sûrement incomplète. Mais ce qu'il dit, et ce que l'on voit, est suffisant pour s'interroger sur ce qui intéresse l'amateur d'art moderne éclairé et fortuné dont il représente, à coup sûr, un bon exemple. Car il ne fait pas de doute que, dans le choix des oeuvres qu'il a achetées, le plaisir esthétique n'entre pas seul en ligne de compte ; il paraît évident que l'intérêt du placement financier nécessairement lié à cet achat a autant d'importance. Sans doute, les hypothèses que je vais développer maintenant sont elles un peu hasardeuses ; mais après tout le but du jeu, dans cette chronique, est bien d'analyser le sens ou le fonctionnement d'un programme de télévision sans l'aide d'autre information que celle que fournit le programme lui-même.

Celui-ci apporte ainsi suffisamment d'éléments pour permettre de dater l'époque vers laquelle Billy Wilder réalise l'essentiel de ses acquisitions, à l'exception évidente de ses tableaux expressionnistes : à partir de 1950, période où ses succès hollywoodiens commencent, et lui permettent d'acheter des oeuvres qui, même à un tel moment, ne sont quand même pas données. Plus précisément sans doute, grâce à une allusion à ses liens avec l'acteur Charles Laughton, mort en 1962, vers la fin de cette décennie. Autant dire qu'acheter du Miro, du Picasso ou du Klee à cette date-là, c'est acheter à coup sûr : bien loin du mythe imbécile du connaisseur à qui sa science, son goût et son temps qu'il ne compte pas, permettent de déceler immédiatement, enfouis dans la masse des barbouilleurs d'aujourd'hui, les valeurs de demain, Billy Wilder est autant investisseur qu'amateur. En achetant du Miró, du Picasso ou du Klee, il n'est pas sûr de gagner, et certainement pas tout ce qu'il finira par gagner trente ans plus tard ; mais au moins, il est sûr de ne pas perdre. Mieux encore : en achetant un de chaque, il répartit ses risques, comme tout bon investisseur, et se prémunit ainsi contre toute défaveur qui pourrait brutalement affecter l'un ou l'autre, et entraîner une décote catastrophique. Mais Billy Wilder est un investisseur avisé, et de plus, chanceux : en revendant sa collection au meilleur moment, il réussit son pari ; comme celui-ci était risqué, le gain est énorme.

Un peu comme pour la philatélie, son équivalent populaire, les valeurs du marché de l'art sont produites par un système qui provoque une raréfaction artificielle des produits disponibles, en l'espèce grâce à l'élection de tel génie au détriment de tel tâcheron. Par là, il s'oppose au marché des produits artisanaux, des meubles de style notamment, dont la valeur procède, avant tout, du coût des bois et des matériaux précieux employés, et du coût de la valeur ajoutée par les heures de travail hautement qualifié de l'artisan. Cette rareté-là est celle des objets de luxe, dont le coût détermine une production en petite quantité, et donc une rareté effective qui ne peut qu'augmenter, à terme, la cote du produit.

L'oeuvre d'art, au contraire, existe en quantité, puisqu'elle peut même être éditée, par exemple sous forme de lithographie. On sait que la valeur marchande de ces produits, spécialement destinés aux petits porteurs du marché de l'art, résulte à la fois des dimensions réduites du tirage, et de la cote de leur signataire.

Aussi, pour distinguer les centaines de postulants sortis des écoles de beaux-arts des quelques élus qui auront leur place dans les musées nationaux, et ce alors même qu'ils ont tous, pour s'en tenir au domaine de la peinture de chevalet, les mêmes fournisseurs de couleurs et de pinceaux, il a donc fallu procéder à une série de choix. Ces choix, les centaines de Billy Wilder qui forment la cohorte des amateurs d'art éclairés et fortunés - l'un n'allant pas sans l'autre - les ont faits dans le même sens, sans doute sur les conseils de tel ou tel marchand, et de tel ou tel gestionnaire conseillant tel ou tel marchand. Et en élisant Klee ou Picasso, ils ont bouclé la boucle qui, en ajoutant une valeur purement marchande à une valeur purement esthétique, conduit ensuite à effacer les étiquettes de prix, avant de confirmer les choix en valorisant pour des raisons purement esthétiques telle ou telle valeur devenue sûre.

Dans la Rabouilleuse, Balzac décrit une autre collection de tableaux, bien plus impressionnante que celle de Billy Wilder, et rassemblée par une famille bourgeoise de Châteauroux, les Descoings : un Léonard, un Titien, un Véronèse, deux Rubens, deux Corrège. Ces tableaux, écrit Balzac, ont été choisis au milieu de trois cents autres, en provenance des fonds de diverses abbayes de la région, dont les biens ont été vendus pendant la révolution. Avec une remarquable cruauté, Balzac détrompe alors ceux qui voudraient voir là l'effet de la seule qualité intrinsèque de ces oeuvres, laquelle s'impose même à des nouveaux riches incultes, au point de leur permettre de les distinguer à coup sûr du tout venant.
En effet, si les Descoings ont acheté ces tableaux-là, c'est à cause de la richesse de leur cadre et, plus encore, parce qu'ils étaient protégés par une vitre : ce choix déjà fait par les moines, de conserver avec plus de soin ce qui était réellement précieux, et matérialisé par ces signes extérieurs de valeur, il aurait été bien présomptueux, et donc bien peut conforme à la modération bourgeoise, de ne pas l'entériner. Entre la littérature et la réalité, à travers un siècle et un océan, on retrouve bien, chez Billy Wilder, le même comportement que dans la famille Descoings, même si la forme qu'il prend chez le cinéaste est plus euphémisée, et mieux éduquée. Au fond, il n'y a pas de valeur esthétique sans valeur marchande : ce qui est beau est cher et, donc, si c'est cher, c'est que c'est beau.

On comprend mieux alors l'incrédulité qui saisit Billy Wilder lorsqu'il évoque l'attitude de son ami Charles Laughton en matière d'achat d'art : venu sur le tard à la peinture, et moins professionnel dans son comportement, Charles Laughton, lui, aimait uniquement Nicolas de Staël, au point, nous dit Billy Wilder, d'en recouvrir les murs de sa villa, et de passer son temps à les contempler. Visiblement, ce choix l'étonne, et il y a de quoi : en 1955, quand Nicolas de Staël s'est jeté du haut de son atelier qui dominait les remparts d'Antibes, il avait 41 ans et une notoriété plutôt fragile.

Charles Laughton est mort sept ans plus tard, et n'a guère donc eu l'occasion de profiter de la reconnaissance posthume accordée à son peintre préféré. En la matière, il a fait oeuvre de précurseur, et pris ce que Billy Wilder considère visiblement comme un risque démesuré. Ce dont Billy Wilder ne parle pas, mais qui l'étonne sans doute autant, c'est que Charles Laughton, avec ses achats impulsifs, soit lui aussi tombé juste. Son amour désintéressé de l'art a produit le même résultat que le rationnalisme de Billy Wilder : aujourd'hui, sur le marché, les Nicolas de Staël de Charles Laughton ne doivent pas valoir beaucoup moins que les échantillons soigneusement rassemblés par le cinéaste. On irait sans doute trop loin en prétendant que cette réussite du joueur qui, d'un seul coup, gagne autant qu'un salarié ordinaire durant toute une vie de labeur, l'attriste un peu. Mais en donnant une même conclusion à deux approches radicalement différentes puisque, chez Charles Laughton, la valeur marchande de l'oeuvre d'art relève du superflu, alors que chez Billy Wilder elle est un préalable à toute acquisition, l'histoire se teinte de pas mal d'ironie.

Denis Berger 15 septembre 1994

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